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REVUE DE PSYCHOÉDUCATION 2006
Bienvenue au tribun
Par Andrée Quiviger
Extrait de : Revue de Psychoéducation 2006
Vol 35, no 2, P. 454-458
Québec, 2006
LIVRE: LE BÉBÉ ET L'EAU DU BAIN
Photo Québec Amérique, Au salon du livre de Québec, 2006
Le docteur Jean-François Chicoine est bien connu dans notre milieu pour ses positions franches, appuyées et rudement controversées. Je le dis tout de suite : je suis en complet accord avec le parti qu’il prend en faveur des enfants sur la question de la garde non parentale en bas âge sauf et il le répète souvent – dans le cas où des parents, pour une raison ou pour une autre, seraient inaptes à assumer l’accompagnement de leurs petits.
D’accord aussi pour qu’il affirme haut et fort ses convictions et, a fortiori, ce qui les fonde sur le plan neuronal. On ne le verra jamais trop à la télé, il ne donnera jamais trop de conférences, bref il n’exprimera jamais trop souvent ce qu’il défend parce qu’il pense juste, parce qu’il est pratiquement le seul à crier les besoins de l’enfance tout en décriant l’indifférence où ils tombent et parce qu’il ne cesse de mettre à jour les justifications scientifiques de ce qui, pourtant, crève les yeux de quiconque observe des enfants réels. Il faut bénir le ciel (ou ses parents) de lui avoir donné des gènes de tribun puisqu’il a fort à faire s’il veut contrer le discours des commentateurs sans compétences ad hoc qui le critiquent dans les médias pour ménager les culpabilités maternelles à fleur de peau.
Des déterminismes cérébraux engendrent la responsabilité parentale
Ce livre étant publié et largement diffusé, bien malin qui pourrait désormais mettre en doute ses mises en garde et sa description détaillée des enjeux d’une garde non parentale avant l’âge de deux ans, deux ans et demi ou trois ans. À vrai dire, non seulement je donne personnellement raison au bon docteur, mais j’honore sa persistance à décrire les processus développementaux de la petite enfance, qui se déplient comme à rebours du courant que prennent mine de rien une majorité de parents, le système des garderies et nos gouvernants à courte vue, obnubilés que nous sommes par la Chose économique et l’accomplissement personnel. Tout le livre de Chicoine et Collard montre, décrit, prouve et explique ce qui se passe dans le cerveau d’un bébé, dans sa petite vie psychique et dans son corps pendant tout ce temps où, incapable de le dire lui-même, il a un besoin crucial et constant d’être accompagné par qui l’aime follement et lui assure une présence caractérisée par la régularité, la chaleur et le souci éducatif. Vivement des écoles de parents qui nous apprendront à déchiffrer chez nos rejetons tout ce qu’il y a d’intelligence à laisser tomber sa cuiller pleine de purée du haut de la chaise haute, à nous éblouir de leurs premiers mots, à congratuler leurs premiers pas, à accueillir sainement leurs incontournables « non, non, non », à déchiffrer leurs colères, à éduquer patiemment leurs manières anarchiques. C’est un dur métier, l’un des plus durs qui soient et le plus gratuit, mais dont les enjeux demeurent sans aucune équivalence. Ce que les parents ne font pas eux-mêmes pour leur jeune enfant, des gardiennes le font dans des conditions souvent loin de la mesure souhaitable, et on doit réaliser à tout prix que les manques s’inscrivent à titre de déterminants dans la vie psychique et physique de sa très perméable petite personne… Si vous n’aimez pas votre tête imaginons que vous êtes triste ou déprimé -, le bébé la captera quand même via ses organes sensoriels, sa vue ou lorsqu’il vous touchera le bout du nez. Il la percevra et l’incorporera dans ses limites et ses travers. Il fera de même avec la tête de sa gardienne.
Rabattre les oreilles, mais avec brio
Les deux auteurs se gardent bien d’accuser, écrivent-ils, ils veulent plutôt faire réfléchir, mais leurs convictions sont si fortes, tellement appuyées et si contraires aux us et coutumes de la population même la plus instruite que leur ton – qui tranche fort ici avec la langue de bois – ne peut pas manquer de diriger quelques flèches bien affilées sur de bonnes cibles, et là, je dois dire que j’ai applaudi plusieurs fois. On rit beaucoup aussi en lisant les chapitres que signe le pédiatre. Bien que dans un style souvent touffu, il sait écrire et il ne manque pas d’esprit, ni d’humour, ni de culture, ce qui, invariablement, donne un texte d’autant plus nerveux que le personnage lui-même dégage quelque chose d’une inlassable fougue. Toutefois, il y a un envers à cela : le contenu du livre, à mon avis, aurait pu facilement tenir dans moins de la moitié des pages. Beaucoup de répétitions en effet enfoncent les mêmes clous : les données neuronales qui fondent la position des auteurs; l’inadéquation ou la piètre qualité de nos CPE et de nos garderies familiales; le roulement néfaste du personnel éducatif mal rémunéré; les tâtonnements (sinon les contradictions) des recherches psychosociales sur l’expérience en cours; le dialogue de sourds entre la recherche statistique et l’observation clinique; la piètre formation des éducatrices; la surdité sinon l’incompétence, des tenants du système et de ses réformes; la monstruosité d’une machine qui oblige à réserver une place aux bébés juste après la première échographie; la tendance maternelle à la culpabilité inhérente aux responsabilités que leur impose la nature; la difficile gestion du temps de l’american way of life, etc. Beaucoup de répétitions donc, une verve un peu excessive, mais souvent savoureuse, des longueurs, des phrases difficiles à comprendre du premier coup et l’impression que Chicoine s’est fait plaisir à lui-même au détriment de la patience des lecteurs. Car il arrivera qu’on ne lise pas jusqu’au bout (j’ai entendu quelques témoignages) et, dès lors, on se prive de pages essentielles telles que, vers la fin, Le retour des papous (p. 370 ss), un paragraphe clé à la page 417 (le premier), tout le développement sur l’adolescence des enfants précocement gardés et le rôle éventuel de la garde non parentale dans les troubles envahissants du développement.
Une largeur d’horizon
Il faut souligner aussi l’apport complémentaire de Nathalie Collard qui, en plus de faire part de ses propres observations ou expériences, documente admirablement certains propos en les situant dans l’histoire récente, en nous informant sur les manières de faire ailleurs (laissons-nous impressionner par la Finlande), sur l’isolement des mères, la difficulté de gérer le temps et l’absence de lieux où apprendre le parentage. D’éclairantes statistiques nous permettent également de voir d’où l’on vient et où l’on va par rapport à l’engagement parental. Il m’apparaît toutefois que les appartenances féministes de l’auteure manquent de profondeur. Il lui semble en effet que ce mouvement « n’a jamais abordé la maternité directement ». Puis-je lui rappeler que, dans son ouvrage fondateur du mouvement féministe, Simonde De Beauvoir a convaincu plus d’une génération de femmes que les jeunes enfants ne sont qu’une présence importune et harassante pour leurs parents une fois que la mère a fini de bêtifier avec eux (Le deuxième sexe, Gallimard, 1949, p. 330). Il est donc en tout cas une féministe – non la moindre et certainement pas la seule – qui s’est directement exprimée sur le caractère soi-disant aliénant de la maternité. Admettons aussi que le dialogue discontinu entre les deux auteurs complices n’est pas forcément une bonne idée sur le plan littéraire : quand, au beau milieu d’une envolée, ils font tout à coup appel à l’autre, on perd le fil du texte.
La véritable trame du livre
Indépendamment de quelques réserves sans grande importance compte tenu des profonds enjeux du message, je salue ce maître-livre pour les vérités qu’il exprime et diffuse et au nom des enfants-d’avant la parole dont on troque allègrement – et dans une proportion démesurée – le potentiel de développement contre ce qui est souvent loin d’en valoir la peine : le carriérisme, l’asservissement aux normes du système, des surplus d’argent, le besoin de « socialiser », la qualification professionnelle. Autant d’avantages qui pourraient bien tourner à l’amertume quand, sur la fin des jours, on dire tristement : « je n’ai pas vu grandir mes enfants! » ou qu’à notre tour, on se verra livrés aux bons soins de l’État faute de leur avoir appris par l’exemple à cribler l’essentiel du provisoire. C’est une trame carrément éthique qui parcourt ce livre.
Professionnels, politiciens, pères, mères, lisez et mémorisez les passages où le bon et courageux docteur semble vouloir crier : deux ans! Seulement deux ans! Pour garantir l’équilibre de toute une vie. Car bien que trop long, l’ouvrage convient à un large public et présente, à ce titre, le grand mérite de vulgariser intelligemment la pensée de quelques grands auteurs bien connus des universitaires (bravo en passant pour les bibliographies spécifiques). Il nous gratifie aussi d’un dialogue de fond avec Johanne Lemieux (p. 228-240), travailleuse sociale de Québec et auteure qui, elle aussi, a beaucoup de choses à dire. S’il a de nombreux ennemis dans les médias et un tas de contradicteurs dans notre société, Chicoine, rassurons-nous, compte de toute évidence d’excellents amis.
Pour conclure malicieusement
Pour me permettre en conclusion une remarque politiquement incorrecte : ne doit-on pas s’étonner que la mission dans laquelle s’est engagée Jean-François Chicoine soit le fait d’un médecin pédiatre plutôt formé aux sciences dures et dont l’action première s’adresse au corporel? Combien faut-il aimer l’enfance, en effet, pour – à force d’observations, de recherches, d’études et de voyages – déchiffrer ainsi au-delà des symptômes physiques ce qui se joue dans une petite tête et une âme muettes! Nos psys de tout acabit n’auraient-ils rien à dire sur la place publique pour protéger l’enfance contre les fruits pervers du capitalisme néolibéral et la généralisation du narcissisme individuel? J’entends, parmi les rumeurs urbaines : « Ouais! Il peut bien parler le docteur Chicoine, il n’a pas d’enfants… » Une arme bien molle, ici, qui trahit le sourd désespoir du combattant. Quiconque aime les enfants et s’inquiète de l’avenir que nous réserve la génération confiée hâtivement à l’État ne peut que se réjouir de ce qu’un homme éminemment compétent consacre un surplus de temps et d’énergies à éduquer et soigner tout un peuple.
FICHE TECHNIQUE " LE BÉBÉ ET L'EAU DU BAIN"
LE BÉBÉ ET L’EAU DU BAIN : COMMENT LA GARDERIE CHANGE LA VIE DE VOS ENFANTS —Jean-François Chicoine, pédiatre et Nathalie Collard, éditorialiste (Auteurs) —Rémi Baril (Direction de projet) —Anne-Marie Villeneuve(Éditrice) —Éditions Québec Amérique, Montréal, Québec, Canada (Édition) 2006, ISBN : 978-2-7644-0479-9 (2-7644-0479-4), 513 pages