Notre parole

 

Éditoriaux / Famille & parentalité

 



BIBERONS
Un biberon, c’est fait pour être donné

2016

 

Par Jean-François Chicoine

Le monde est ailleurs, Québec, Canada, 30 janvier 2016

 

Un biberon, c’est fait pour être donné. Un biberon, ça ne doit pas trainer dans le fond d’un lit, dans un coin de la maison, dans un racoin de la poussette.

 

Quand un bébé est assez autonome, ou se pense assez autonome, pour tenir son biberon, c’est qu’il est dû pour un verre à bec ou un verre tout court.

 

Ces dernières semaines, j’ai pourtant vu, encore et encore, trainés tant de biberons dans la « gueule » des bébés.

 

Certains sont pauvres, misérables, leurs parents démunis.

 

À boire autant de liquide, de lait et de jus, ils seront quittes pour de l’anémie ferriprive. Puis seront plus lents à marcher, à parler, à penser. Des caries les guettent. Et un appétit d’oiseau.

 

D’autres biberonnés ont des parents occupés ou qui s’occupent autrement qu’à tenir le biberon de bébé qui les regarde tenir le biberon, en le berçant, en lui chantant, en le collant bien fort. Parents vernis, mais moins sensibles, moins disponibles, secrètement blessés, incapables de s’inscrire dans le présent- dans un « moment of meaning » disent les Américains. Parents meurtris par les limites de leur propre générosité. Parents timides à partager le peu qu’ils ont reçu. Charme trop discret de la bourgeoisie.

 

Que de l’eau et du lait dans le biberon, jamais de jus.

 

Le biberon après avoir mangé, pas avant.

 

Le lait qu’il faut, pas trop.

 

Un verre, un verre à bec le jour, le biberon le soir dans la chaise berçante, pour se lover l’un et l’autre.

 

Dans biberON, il y a dON. Donner le biberon, c’est apaiser l’enfant, le nourrir du bas et du haut, par le milieu. Le biberon, c’est le nombril du monde mais, c’est jamais seul.

 

Vers 9 à 12 mois, il le tient allègrement un peu seul son biberon, mais on reste là à le regarder tenir, confortablement, le bébé en position semi-assise.

 

Dans les orphelinats du monde, les mamans et les papas ne sont plus là, les nourrices sont débordées ou dépressives, alors les bébés sont seuls avec leurs biberons. Ils se nourrissent, souvent insuffisamment, mais surtout, sans se sécuriser. C’est déconstruisant.

 

Il n’y a donc aucun mal, que du bien, à réintroduire un biberon en adoption, ou avec un enfant insécurisé ou traumatisé, même avec un enfant grand, question de lui offrir ce qu’il aurait dû vivre ou qu’il voudrait un peu revivre. C’est Anna Freud qui écrivait qu’un enfant avait toujours droit de fonctionner en dessous ses possibilités.

 

À condition de lui donner ce biberon dans un moment d’intimité, comme s’il était bébé. Quitte, là, à y mettre un peu de lait chaud aromatisé, ou au chocolat. Oui, même à 6 ou 7 ans. Vous verrez sa joie.

 

Il faut simplement faire preuve de jugement, s’arranger pour espacer le dernier biberon du premier verre de vin.

 

Biberon : ivrogne, buveur émérite.

 

Mais en regardant mieux son bébé boire son biberon de lait, il s’attache, se sécurise, s’apaise mieux, s’active plus facilement, plus harmonieusement, alors, on risque de lui éviter bien des cuites, pas toutes, mais les plus à risque.

 

Pas toutes, évidemment. C’est Anna Freud qui écrivait qu’un enfant avait toujours droit de fonctionner en dessous ses possibilités, non?

 

Ça vaut aussi pour les adolescents.

 

 

 

MORTINAISSANCES
Aux enfants qui ne viendront pas au monde en cette nuit de Noël...

2015

 

Par Jean-François Chicoine

Le monde est ailleurs, Québec, Canada, 24 décembre 2015

 

Contrairement à ce qu’on nous apprend à l’école, la vie n’a pas toujours un commencement. Car oui, ils sont nombreux à ne pas naitre le 25 décembre, puis tous les jours d’ensuite et d’avant le prochain 25 décembre. Ils sont des anges, nos anges.

 

Qu’est-ce qu’un ange?

 

Un ange, c’est un messager des volontés divines. Comme l’ange Gabriel qui annonce la naissance de Jésus à Marie. Les exemples de cette annonciation pleuvent. Voir Botticelli, Fra Angelico, Le Caravage, etc. Ça date, et c’est beau.

 

Mais encore?

 

Un ange, c’est aussi un enfant innocent, négligé, maltraité qu’une nourrice marâtre ou un parent assassin aura envoyé au ciel, faute de soins, d’amour inconditionnel ou par pure méchanceté. Au Québec, par exemple, la fameuse Aurore l’enfant martyre. Ou l’enfant secoué, devenu « syndrome » à défaut d’être une vraie personne : ledit « syndrome de l’enfant secoué ». À Sainte-Justine, vous en trouverez chaque semaine des très secoués.

 

Mais encore?

 

Un ange, c’est aussi un fœtus surpris par l’aiguille à tricoter d’une faiseuse d’ange clandestine. En France, Marie-Louise Giroud dont l’histoire vraie d’avorteuse a été admirablement transposée à l’écran par Claude Chabrol. En Grande-Bretagne, Vera Drake, autre faiseuse, cette fois mise en images par Mike Leigh, magistral cinéaste du social.

 

Toutes ces réponses sont bonnes, mais pour nombre de parents accablés, la réalité est tout autre : un ange, c’est leur enfant mort-né.

 

« Mon petit ange » susurre la maman dévastée contemplant ce qui ne sera pas et ce qui n’a pas été.

 

La mortinaissance, ou mortinatalité désigne l'expulsion d'un fœtus mort après 20 à 22, voire jusqu’à 24 semaines de grossesse selon les définitions, les épidémiologistes et les dictats administratifs des différents pays. Une grossesse d’une durée de 22 semaines ou un poids de naissance de moins de 500 grammes parait la frontière la plus communément acceptée.

 

Pour les parents, l’entourage et les soignants, l’annonciation d’un enfant mort avant la vie est toujours, ou presque, une grande tragédie. À l’autopsie qui s’en suit, une fois sur deux, les bébés semblent en parfaite santé, ce qui rend l’épreuve d’autant plus accablante. L’impression d’un construit, mais non achevé, et dans lequel la grâce ne pénètre pas.

 

En France, la limite de poids ou de jours de gestation se fait plus élastique, de façon à pouvoir inscrire un enfant mort-né, à 19 semaines de grossesse par exemple, dans le livret de naissance, et avec le reste de sa famille. Question de mieux marquer la perte, la cassure ou l’engramme, si vous préférez, ce joli mot de psychanalyste pour nommer la « crotte au cœur ».

 

Sandra, ma fidèle infirmière, mon amie, devant son deuxième fils qui n’aura pas été : « Tu étais un beau p’tit homme, très petit. On t’a regardé et c’était tellement dur de voir que tu étais complètement normal de l’extérieur, bien formé. Je t’ai embrassé et dit “au revoir”. Plus tard : “Tes cendres sont avec ton papy, ton corps est avec le sien. Vos esprits veillent sur nous, on le sait, on l’espère… Pour moi, ça me rassure beaucoup de savoir où tu es, ton corps au moins.”

 

Avant le 6e mois de grossesse, lorsque l'embryon ou le fœtus mort est expulsé ou extrait du corps de la mère, on ne parle généralement pas de mortinaissance, plutôt d'une fausse couche ou d’un avortement. “Elle a fait une fausse couche”, dira-t-on de la mère blessée, meurtrie. Ou encore ceci, de la fille de la voisine : “elle en est à son nième avortement.” Dans tous les cas de figure, fausse couche ou avortement, il ou elle ne s’accroche pas. “Il n’a pas voulu rester”, dit Molly Bloom devant la perte de son fils Rudy au dernier chapitre d’Ulysse de James Joyce.

 

Parmi les causes de mortinaissance, on note les anomalies du placenta, du fœtus, de trop petit poids ou porteur d’une anomalie chromosomique, et les infections acquises en cours de grossesse. Dans le tiers des cas, le bébé meurt dans le ventre maternel pour des raisons qui restent totalement indéterminées.

 

Sur le sort de l’âme des anges, la position de l’Église catholique romaine continue de se transformer.

 

Jusqu’au début du moyen-âge, la chrétienté considère que les enfants morts sans baptême sont condamnés à vivre en enfer. “Personne n’étant pur devant dieu”, confesse Augustin, les premiers sacrements sont sensés laver le ou les péchés, chez le bébé autant que chez le barbare, dans une sorte de souci égalitariste. Si le mort-né n’a pas le temps de se rendre à l’église, c’est tant pis pour lui. Il n’avait qu’à bien respirer.

 

Le fameux dogme des limbes (du latin “limbus” : bordure, frange) n’apparaît que plus tard, au tournant du 13e siècle. La croyance stipule alors que les enfants morts seront exclus du paradis, mais qu’ils échapperont aux tourments de l’enfer. Autrement dit, on les laisse entrer, mais il n’y auront pas de place assise. Cette révision du sort des bébés morts s’explique historiquement par de multiples facteurs, dont une évolution de la perception sociale de la première enfance et de ses droits.

 

Nouveau changement de programme en 2007 : après une longue réflexion, les théologiens du Vatican se ravisent et publient de nouvelles directives prétextant que les limbes pour enfant projettent une vue trop restrictive du Salut. Coup de théâtre, ils proclament consécutivement l’abolition du concept : dorénavant, les enfants morts sans baptême iront directement au paradis. Autrement dit, on leur réserve enfin des places.

 

Fini les limbes!

 

Depuis, la science et la technologie se sont largement emparées du concept des limbes dont les limites sont chaque jour réinventées par les promesses et les dérives de la procréation assistée.

Au fait, comment appelle-t-ton un embryon congelé non récupéré par ses parents géniteurs et qu’on s’apprête à détruire? Un mort avant-né?

 

Non : un ange. Encore un.

 

Cette année, à Noël, les anges auront de la compagnie : mon papa, mort le 25 janvier dernier à 85 ans, ou presque.

 

Luc Chicoine ne se régalait pas trop de la présence des adultes, mais il adorait les enfants pour lesquels il avait un amour sans bornes.

 

Ainsi, je vous confie papa Luc, les anges.

 

Vous ne pouviez pas rêver d’un meilleur pédiatre, ni d’un meilleur père.

 

Joyeux Noel à tous

 

Se joignent à mes vœux Rémi Baril, président de Le monde est ailleurs, ainsi que Julie Leblanc, toutes nos équipes et collaborateurs des cinq continents.

 

 

SERVICES DE GARDE

L'intervention précoce est toujours à la traine

2015

 

Par Jean-François Chicoine

Le monde est ailleurs, Québec, Canada, 31 juillet 2015

 

 

La majorité des travaux de recherche portant sur les installations de garde, les CPE en tête de liste, confirment à quel point les meilleurs services de garde arrivent à protéger, sinon à favoriser le développement cognitif, langagier et affectif des enfants de familles désavantagées ou issues de milieux émotivement difficiles.

 

Malheureusement, au Québec, on parle encore trop de ces garderies en termes de moteur économique pour la population moyennement ou très en moyen plutôt qu’en termes de fleuron humain pour ceux qui, à la traine, sont douloureusement en manque de moyens.

 

Pour que l’intervention précoce auprès des enfants soit efficace et profitable, malgré des difficultés persistantes dans les maisonnées et les parentalités, des conditions sine qua non doivent cependant être au rendez-vous : des services de qualité, des éducatrices formées, des horaires adaptés, une continuité des interventions sur des années, voire même dans les premières années du primaire et, fer de l’anse, une disponibilité des places.

 

Tout un pétage de bretelles est derrière nous. Oui, nous avons fait du chemin, mais à l'évidence fort peu de route pour les enfants fragilisés par leur ascendance et la nécessité quotidienne de trouver à survivre, à s’apaiser et à être aimé.

 

Afin d’expliquer les performances majorées des enfants à risque, mais encadrés par des éducatrices, des travaux ont pu détailler que les services de garde se faisaient principalement stimulants pour les fonctions d’attention et de motivation nécessaire aux apprentissages ultérieurs.

 

Pour les enfants précarisés ou issus de la négligence familiale, un service de garde de qualité est également associé à des compétences accrues en lecture, en vocabulaire ou en mathématiques. À cinq ou six ans, la différence est si manifeste que les chercheurs ont été capables de démontrer que les enfants des milieux à risque entrés en garderie avant d’avoir un an lisaient en général beaucoup mieux que leurs congénères arrivés quelques années plus tard. La quantité ainsi que la richesse lexicale de leur langage étaient parallèlement reliées.

 

Le lien entre troubles du comportement et apprentissage du langage et de la lecture est très clair, et malheureusement partiellement ou totalement persistant à la fin du primaire en l’absence d’intervention précoce au préscolaire.

 

Les relations avec les pairs se trouvant modifiées par un meilleur usage de la parole, du langage et de la communication, plusieurs études ont également confirmé que les garderies pouvaient prévenir l’agressivité ou les attitudes asociales des enfants laissés pour compte ou au tempérament difficile. L'intimidation, c'est d'abord une mauvaise utilisation du langage.

 

Par ailleurs, notre incapacité sociale à protéger ces groupes d’enfants en particulier, malgré trois, je dis bien trois décennies de connaissance en sciences humaines, rend obsolètes toute prétention politique, toute ligne ouverte, toute revue journalistique sur la question.

 

Marre de les voir, de les entendre, de les lire. Ils se coiffent toujours de la même façon.

 

Tandis que nos infrastructures apparemment démocratiques et équitables font écran à « notre confort et notre indifférence », plus que jamais, le personnel soignant et le personnel en éducation, nous sommes dans une situation de survie: peu, trop peu, aura été fait en intervention précoce pour prévoir l’échec de la scolarité, puis de l’estime de soi de plus du tiers des écoliers.

Fin juillet, et déjà les publicités à la télé s’attellent à faire reluire leurs spéciaux en cahiers et crayons en prévision de la rentrée scolaire. Roulement économique oblige. Mais que fait-on collectivement pour prévenir autrement le cul-de-sac scolaire anticipé de nombre d’enfants à risque?

 

Les coupures incompréhensibles en éducation, la dislocation des familles, la prévalence d’enfants porteurs de handicaps qui survivent à l’école, les migrants, l’incompréhension soutenue en matière de connaissances développementales, tout cela combiné aux attentes grandissantes de nos sociétés pour que l’enfant réussisse et fasse honneur ou rachète ses parents, j’anticipe, oui vraiment, j’anticipe l’automne comme un four, sinon une pétarade.

 

Comment aider préventivement ces enfants, leurs familles? Comment faire de la véritable prévention, alors que tout le monde parle de prévention sans jamais en faire?

 

Comment attirer les regards vers leur cause? Leur raser la tête, pour émouvoir la galerie? Leur verser de la glace sur la tête? Leur faire traverser le lac des castors à la nage?

 

Leur trouver un branding, mais lequel? Quel pourrait bien être le branding salvateur des retards développementaux et des apprentissages anticipés?

 

Si j’avais le droit, comme pédiatre, avec mon infirmière et ma travailleuse sociale, de forcer l’ouverture d’une place en garderie de qualité pour un enfant que je juge à risque, l’avenir de tout un chacun serait mieux assuré. Et des centaines d’enfants reprendraient gout à leur destinée.

Un branding pour cela?

 

Un enfant qui régurgite son trop-plein d’injustices? Le mot PRÉVENTION rayé d'un gros trait rouge? Un faux intolérant au gluten en bonhomme pendu pour que collectivement on songe sérieusement aux vraies affaires?

 

Aux enfants, par exemple.

 

CONCILIATION FAMILLE-TRAVAIL

Les congés parentaux : une nouvelle approche s’impose

2013

 


Par Jean-François Chicoine, professeur de pédiatrie, Université de Montréal/clinique d’adoption internationale et de santé internationale du CHU Sainte-Justine; Carmen Lavallée, professeure de droits de l’enfant et de la famille, Université de Sherbrooke; Johanne Lemieux, travailleuse sociale, spécialiste de l’adoption; Pierre-François Mercure, professeur de droit international public, Université de Sherbrooke; Françoise-Romaine Ouellette, anthropologue et professeure à l’INRS; Daniel Proulx, professeur de droit public, Université de Sherbrooke : Alain Roy, professeur de droits de l’enfant et de la famille, Université de Montréal.

novembre 2013

 

Le principe de l’égalité des droits entre les enfants adoptés et les enfants biologiques peut sembler acquis depuis longtemps, mais il n’en est rien. Une sentence arbitrale relative aux congés parentaux, rendue plus tôt cette année, vient confirmer une tendance dont l’effet est de priver encore davantage les enfants adoptés de la présence de leurs parents, au moment où celle-ci s’avère la plus importante pour eux.

 

En effet, un arbitre de grief a déclaré discriminatoires certaines dispositions de la Convention collective entre Hydro-Québec et le syndicat professionnel des ingénieurs, qui prévoyaient qu’un père biologique pouvait se prévaloir d’un congé de paternité de cinq jours, alors qu’un père adoptif pouvait obtenir un congé d’adoption de dix semaines, à la condition que la mère adoptante n’en bénéficie pas. La décision ne prend en considération ni la durée du congé de la mère biologique, qui est normalement d’au moins 20 semaines, ni l’effet discriminatoire de l’ « égalisation » des droits des pères sur les mères adoptantes et les enfants adoptés.

 

La durée des congés parentaux inscrite dans les conventions collectives de travail découle de la mise en œuvre du régime québécois d’assurance parentale. En vertu de ce dernier, le congé de maternité est réservé à la femme qui accouche, le congé de paternité est destiné au père biologique, alors que le congé d’adoption est attribué à celui des deux adoptants qui assume la prise en charge de l’enfant au moment où il arrive dans sa nouvelle famille. Le régime québécois d’assurance parentale limite à 37 le nombre total de semaines de prestations allouées aux parents adoptants, comparativement à un maximum de 55 semaines pouvant être cumulées par les parents biologiques. Les conventions collectives de travail prévoient normalement l’obligation pour l’employeur de combler, pour un nombre déterminé de semaines, la différence entre le salaire habituel et le montant reçu du régime d’assurance parentale.

 

Cette décision s’inscrit dans une fâcheuse tendance jurisprudentielle qui assimile des congés qui, historiquement, n’avaient pas la même finalité. En effet, au moment de leur rédaction, l’esprit des conventions collectives sur les congés parentaux, n’était pas de comparer les situations des pères biologiques et des pères adoptifs, mais bien celle des couples biologiques et des couples adoptifs.

 

Dans  plusieurs conventions collectives, au nom du droit à l’égalité des pères biologiques, le congé d’adoption, désormais calqué sur le congé de paternité, ne dépasse guère cinq semaines, peu importe que ce soit le père ou la mère qui en bénéficie. Ce résultat conduit pourtant à une autre discrimination, puisqu’il prive les enfants adoptés de la même protection que les enfants biologiques. Or, si tous les enfants ont besoin de la présence rassurante de leurs parents au début de leur vie pour se développer le mieux possible, les enfants adoptés en ont souvent encore plus besoin.

 

Faut-il rappeler que pendant des décennies, les enfants abandonnés, souvent dits « illégitimes », et les enfants adoptés n’avaient pas les mêmes droits et la même protection légale que les enfants dits « légitimes » ? L’inégalité des enfants adoptés dans l’attribution des congés parentaux renoue avec cette conception que l’on croyait pourtant révolue.

 

Comment après 25 ans d’avancement de l’expertise clinique sur la spécificité de la parentalité adoptive et sur la vulnérabilité des enfants adoptés reconnue par les conventions internationales, a-t-on pu en arriver à un tel résultat ?

 

En réalité, cette sentence arbitrale repose sur le témoignage d’un seul expert. Selon l’arbitre, cette expertise a eu un impact déterminant puisqu’elle établit qu’«il n’existe aucune différence significative entre les besoins d’un enfant biologique et ceux d’un enfant adopté ». Or, cette position ne fait pas l’objet d’un consensus au sein de la communauté scientifique. Au contraire, selon la majorité des experts, si l’adoption et la filiation par le sang présentent de nombreuses similitudes, elles se distinguent aussi sous plusieurs aspects. Qu’il suffise de penser aux importants problèmes de santé, aux retards de développement, à la négligence, à la malnutrition ou à la maltraitance, aux fréquentes ruptures qui nuisent au processus d’attachement, etc. Ces facteurs rendent difficile la guérison des aspects post-traumatiques de la vie pré- adoptive. Il importe également de rappeler que la très grande majorité des enfants adoptés sont des enfants confiés à un organisme de protection de l’enfance, ce qui établit de facto leurs besoins spéciaux.

 

De plus, cette expertise se fonde principalement sur des enquêtes menées auprès de parents québécois d’enfants adoptés à l’étranger dans les années 1990. Or, l’adoption nationale est maintenant plus fréquente que l’adoption internationale et le profil des enfants adoptés s’est beaucoup modifié récemment. En plus de présenter régulièrement des besoins spéciaux, les enfants adoptés sont plus âgés qu’auparavant. Leur séjour en institution étant plus long, les carences, susceptibles de nuire à leur développement, sont en conséquence plus importantes. Nul besoin d’un expert pour imaginer l’ampleur de la tâche et l’importance d’une grande disponibilité du parent, particulièrement durant la première année d’accueil.

 

Une évolution de la pensée s’impose. Les enfants constituent le groupe le plus vulnérable, ils doivent donc être placés au cœur de la réflexion. Si le congé de maternité se justifie pour permettre à la mère de se remettre de la grossesse et de l’accouchement, il importe de créer un véritable congé d’accueil de l’enfant adopté, qui viserait exclusivement à assurer la prise en charge résultant de l’adoption et garantirait ainsi la même protection à tous les enfants sans discrimination. Ce congé est différent du congé de conjoint. En effet, le congé de conjoint (e) de la femme qui accouche et le congé du conjoint (e) de la personne qui, dans les faits, assume l’accueil de l’enfant adopté doivent être identiques parce que ce sont ces congés qui répondent aux mêmes besoins.

 

Il est navrant de constater à quel point le débat sur les disparités de traitement entre pères biologiques et pères adoptants se fait actuellement en vase clos devant les tribunaux. La réalité familiale globale y est complètement ignorée et on fait fi de l’impact discriminatoire de cette analyse tronquée sur les enfants adoptés ainsi que sur le parent adoptant assurant leur prise en charge (généralement la mère adoptante). 

 

Le moment n’est-il pas venu de reprendre cette question depuis le début avec tous les éléments du dossier, y inclus l’intérêt supérieur de tous les enfants?

 

Jean-François Chicoine, professeur de pédiatrie, Université de Montréal/clinique d’adoption internationale et de santé internationale du CHU Sainte-Justine; Carmen Lavallée, professeure de droits de l’enfant et de la famille, Université de Sherbrooke; Johanne Lemieux, travailleuse sociale, spécialiste de l’adoption; Pierre-François Mercure, professeur de droit international public, Université de Sherbrooke; Françoise-Romaine Ouellette, anthropologue et professeure à l’INRS; Daniel Proulx, professeur de droit public, Université de Sherbrooke : Alain Roy, professeur de droits de l’enfant et de la famille, Université de Montréal.


 


CONCILIATION FAMILLE-TRAVAIL

Rosemary's garderie: la grossesse et la place en garderie

2008

 

Par Jean-François Chicoine, pédiatre

Extrait de Le bébé et l’eau du bain de Jean-Francois Chicoine & Nathalie Collard,

Quebec Amérique, Qc, 2008

 

 

Peut-être a-t-elle du mal à accomplir le travail de la grossesse 

... à fantasmer, à s’imaginer dans son rôle de mère? 

T. Berry Brazelton, pédiatre

 

Pensons à la peur provoquée par l’enfant piéton qui traverse la rue, à la peur provoquée par l’enfant qui parle en retard ou par l’enfant qui s’est réveillé aux côtés d’une chauve-souris.  À toutes les inquiétudes parentales traditionnelles, s’ajoute maintenant un nouveau genre de tremblement intérieur: la peur de ne pas trouver âme qui vive pour garder  l’enfant.

 

Cette peur n’est pas que nationale : elle est étasunienne, française, italienne. Mais elle n’a pas cours en Suède. L’éden scandinave en est devenu un, d’une part grâce à une perspective globale de bonne qualité éducative et de conditions extraordinairement facilitantes au congé parental, mais aussi en raison de la grande disponibilité de ses services de garde. Du simple fait qu’une chose existe, elle est d'ordinaire portée aux nues. Par exemple, nos services de santé faisaient l’envie du monde entier il y a une dizaine d’années. Ils n’ont pas beaucoup changé en substance, mais quand ils sont devenus trop peu disponibles, les analystes internationaux en ont fait une risée. Le film Les invasions barbares s’est chargé d’enfoncer le clou : nous sommes devenus un mouroir civilisé, tellement débordé qu’il n’hésite pas à signaler la sortie à nos amis les aînés. Vivement qu’on conduise mémé sur les bords du lac Memphrémagog! L’incapacité à disposer des vieux et des enfants est parlante; elle en dit décidément long sur les valeurs de nos sociétés contemporaines.

 

Enveloppes budgétaires d’appoint, ententes fédérales-provinciales entérinées, réformes de passage, création de mégastructures de gestion, interdiction des pots-de-vin pour réserver sa place, toutes ces initiatives et mesures reflétent une volonté politique d’offrir un meilleur réseau de garderies. Mais l’absence de garanties éducatives associées, le trou démographique d’éducatrices formées en bonne et due forme ainsi que la structuration complexe des bureaux de surveillance, enfin toutes ces dispositions politiques récentes, n’obtiennent pas les effets escomptés sur le façonnement des peurs parentales. En contrepartie, il faut aussi dire que la manigance réactionnaire des milieux de garde ne fait qu’envenimer la terreur tranquille des parents déjà inquiétés par l’État. Forcer la main des familles pour qu’elles manifestent contre les réformes annoncées ou filmer au passage des enfants dressés à chanter des comptines de protestation, cela ne constitue ni une noble opposition, ni une action rassurante. « Trois fois passera, et la réforme y resteeeeeeera. » Peu importe les enjeux, on peut qualifier ces stratégies de séquestration familiale; nous ne l’avons pas assez dit, ni écrit, ni dénoncé collectivement.

 

Les parents québécois qui ont obtenu une place dans un service de garde, ne serait-ce qu’une première place sur une liste d’attente, sont dorénavant perçus comme des êtres fortunés et bénis, des voisins fréquentables, des citoyens sans reproches. Il suffira d’une rencontre à un barbecue d’été pour que les invités saluent leur chance, leur courage et leur détermination.

 

La qualité du service de garde est peu critiquée. Par expérience clinique, je sais que quand on insiste un peu en demandant : « Il est comment, votre service de garde? », on obtient quelques « très bien » et bien des « corrects ». De l’avis de plusieurs familles dépossédées par l’État, accepter de disposer d’un enfant comme la société l’entend pourrait bien valoir un petit raccourci moral, surtout quand « l’éducatrice est bien fine »...

 

En contrepartie, les parents qui n’ont pas obtenu de place ou pire, ceux qui ne l’ont pas cherchée sont désormais perçus comme des parias, des infidèles, des désorganisés. Ils sont souvent soupçonnés de traditionalisme, d’ultra-conservatisme, de machination familiale à condamner les épouses à torcher les petits et à essuyer la vaisselle. Au mieux, ils sont catalogués comme des pauvres et, avec un peu de commisération, des malchanceux. Ils sont à risque de tension dans le couple, de dépression, d’hypertension et font de la conciliation famille-travail un nouveau problème de santé publique.

 

Les magazines féminins prétendent que le tunnel de la mort n’est pas moins angoissant qu’un déménagement. Alors, imaginez l’absence de place en garderie! Sur la liste d’épicerie des échelles de stress, quelque part entre la mort d’un conjoint et la perte d’un emploi, il va donc falloir que les périodiques s’attellent en sus à chiffrer l’indisponibilité de l’éducatrice comme un facteur contributif à la petite mort des familles.

 

Et encore, si le mal s’arrêtait là, les parents en seraient quittes pour un sentiment d’insécurité passagère et le pédiatre appelé à la rescousse, pour quelques tapes dans le dos bien placées. On appelle ça l’intersubjectivité de la consultation et ça vous fait une ambiance vachement décontracte dans le bureau : le bébé est tout nu, les parents s’épanchent, le docteur est comme un pote, bref le courant passe.

 

Mais le mal est plus pervers qu’il n’y paraît car il se répand dans l’imaginaire des futures mamans. Les secrets psychiques que nos mauvaises manières les forcent à ravaler ont de l’influence sur les attitudes qu’elles adopteront à la naissance de leurs bébés, de même que sur les conduites que leurs enfants épouseront auprès d’elles. Dans les premiers mois d’une grossesse, on questionnait ordinairement la maman sur sa santé à elle; on s’enquérait de ses vomissements, de sa prise de poids, de sa fatigue, de ses seins. Au deuxième trimestre, on interrogeait ensuite du côté du bébé, sur le sexe attendu ou espéré. Au troisième, on y allait de demandes d’informations sur l’unité mère-enfant, sur le lieu d’accouchement choisi, sur l’allaitement ou sur la couleur du papier peint de la chambre du bébé en construisant, en co-construisant l’intégrité de la dyade mère-enfant et sa projection dans l’espace social. Les adultes sont génétiquement préprogrammés pour répondre à leurs bébés, à condition que le programme soit actualisé par l’écosystème. La maman se trouvait ainsi renforcée naturellement par l’environnement ambiant, comme appuyée par les autres dans son étrange transformation.

 

Plus maintenant. Exit le rituel autour de la grossesse : le cérémonial mise dorénavant sur la performance. L’enfant comme sujet n’est plus un sujet à venir. On opère et on cuisine trois trimestres utérins en un. Sans autres préoccupations, on demande illico à la femme enceinte où, quand, comment elle songe à se séparer du fœtus pour le mettre en garderie, sans s’être intéressée à elle, au bébé qu’elle est à imaginer et à celui qu’elle aura :

 

LUI. Vous voulez une bière?

 

ELLE. Non merci, je suis enceinte.

 

LUI. Avez-vous trouvé à le faire garder?

 

La question du passage de l’embryon à la vie postnatale, autant que celle des séparations primordiales de l’accouchement - séparation originelle de la maman et séparation du bébé avec le placenta -, sont carrément évacuées. Ces interrogations semblent trop évidentes, peut-être même encombrantes, jugées - qui sait - trop faciles en comparaison avec la grande question d’État : la garderie.

 

Assister socialement les familles n’est pourtant pas les asservir. Assister les mères avant, pendant et après l’accouchement, c’est faire mieux que de la machinerie efficace. C’est aussi pouvoir agir auprès d’elles avec profondeur, intériorité, projection psychique. Leur tâche n’est pas rien : les mamans sont responsables de donner des repères à la structuration d’un être humain.

 

Un exemple extrême : des enfants sont encore dans leur orphelinat en Chine et une place les attend dans une garderie à Lachine. Entre les deux, rien ne leur garantit une renaissance dans la tête de leurs parents d’adoption. Pour devenir parent, il faut d’abord naître parent, et il n’y a pas d’automatisme là-dedans.

 

Le ressenti maternel

Ma collègue nantaise Sophie Marinopoulos, une spécialiste de l’intériorité des mères, écrit : « Non, devenir mère ne va pas toujours de soi. Oui, les mères ont besoin de soins, mais aussi d’attention collective. Les programmes de santé publique en matière de naissance, friands de technologie, consacrent à la santé psychique une part infime des moyens existants, entravant le travail possible auprès des mères. Une société moderne est une société qui avance au rythme de son humanité, non pas sans son humanité. »

 

Sophie me refile aussi de temps à autre des textes psychanalytiques. Elle connaît mes limitations sur le sujet, les accepte partiellement et satisfait amicalement son désarroi en me choisissant des ouvrages destinés à me faire grandir. Sa stratégie ne s’arrête pas là : pour être certaine que je les lirai, elle me fait l’amitié de les dédicacer. L’autre jour, je tombe sur un chapitre du psychologue français Sylvain Missonier au centre d’un livre sur le récit et l’attachement. J’admets avoir été attiré par la singularité du titre : « Paul Ricœur, Daniel Stern et Rosemary’s baby : de l’identité narrative à l’enveloppe prénarrative ».

 

Rosemary’s baby?

 

Dans ce film de Roman Polanski, adapté du livre d’Ira Levin  - et meilleur que le film à mon avis -, Mia Farrow, alias Rosemary, incarne une femme New-yorkaise enceinte qui se retrouve graduellement isolée entre des voisins de palier insolites et un conjoint subitement devenu fuyant et à qui elle se confie de moins en moins. Ce voisinage impénétrable s’avère en fin de compte une secte satanique dont la préoccupation vitale n’est autre que le bébé à venir de Rosemary. La suite nous apprend que le mari est maintenant dans le coup, que le bébé aura les yeux jaunes, et qu’il pourrait bien être le fils de Satan.

 

L’hypothèse de Missonier est que Rosemary, enceinte, y est « progressivement privée de l’essentiel, c'est-à-dire de narrativité définie comme l’acte de narrer pris en lui-même ». En d’autres mots, Rosemary, privée d’échanges humains par un entourage qui ne s’intéresse qu’à la livraison de son bébé, se trouve ainsi coincée dans l’impossibilité de dire sa grossesse et son vécu de femme enceinte. Le contrat social, prédéterminé par tout le monde, sauf la maman, est brisé et Mia Farrow, à défaut de renoncer à son bébé, sombre alors dans la folie.

 

Une société qui porte, en partie pour de bonnes raisons, ses services de garde comme un fleuron ne devrait plus ignorer ces mamans en puissance qui ravitaillent le tissu social. Leur enfant n’en est qu’à sa préhistoire : il faut lui laisser le temps de s’incarner en elle, en son papa, en ses proches, avant de s’atteler à le caser. Les futures mères ont besoin de raconter leur grossesse, de se voir questionner sur leur bébé pour parachever leur propre identité et se faire une idée du petit démon à naître. Elles sont secrètement à songer que leur bébé pourrait ne pas être normal. Elles sont secrètement à songer à ses yeux bleus. Elles sont secrètement à se demander si elles seront à la hauteur.

 

« Vous avez entendu parler du travail d’attachement au fœtus et du caractère essentiel que cet attachement peut avoir pour la suite de l’épanouissement du développement de la femme », nous dit Brazelton à l’occasion de ses travaux de mise en relation entre l’échographie et le regard de la maman.  En exposant les fœtus à des stimulations électriques ou visuelles, Brazelton et ses collaborateurs ont su démontrer que l’enfant s’habituait aux secousses extérieures, en tressaillant de moins en moins, d’intrusion en intrusion, pour finir par sucer son pouce. Du coup, Brazelton nous apprenait aussi que les mamans savaient instinctivement ce que leur fœtus pouvait entendre et pouvait voir. « Avec notre arsenal scientifique, nous avons simplement confirmé leurs connaissances, leur savoir : leur enfant est déjà un être humain, un être humain qui compte encore plus. Si nous disons aux mères, si nous leur confirmons que leur enfant entend et voit, alors nous les aidons à renforcer leur lien avec l’enfant et à partir de là, on obtient un nourrisson, un nouveau-né qui a déjà des sens très développés. »

 

Des naissances difficiles ou prématurées ont comme source les émotions instables et les angoisses mal colmatées des mères. Se détourner de leurs ventres, de la préparation de leurs seins, de leurs robes de maternité, de leurs « goûts de femmes enceintes », de leurs achats de table à langer, de leurs stocks de couches et de leurs rêveries pour focuser maladivement sur l’éventuel service de garde, c’est hâter ainsi des séparations naturelles et priver les femmes d’une mise en intrigue qui les définit comme personne.

 

Femmes enceintes, je m’adresse à vous. La prochaine fois qu’ils vous questionneront sur la chose, résistez de toutes vos forces. Tâchez de croire que vous n’êtes pas la pourvoyeuse d’enfant que nos voisinages imaginent. Que vous, et vous seule, dans la mesure oû la réalité quotidienne vous le permet, déciderez ou non de vous séparer de votre nourrisson. Ils ne travaillent qu’à la mécanique du monde. Vous, vous travaillez à l’édification du monde, peut-être même à celui d’un Nouveau Monde. Oui, vous vous dites que vous êtes Nulle, que vous vous apprêtez à pratiquer un métier impossible, mais cela a peu d’importance car, croyez-moi, vous y arriverez. Vous êtes une Bonne Mère. Et votre bébé n’est pas un Monstre, loin de là.

 

Le Monstre, c’est eux. Le Monstre, c’est les autres.

 

L'éducation aux compétences parentales

Les brochures gouvernementales à l’intention des futurs parents, les vidéos et cassettes éducatives, les soirées de formation ou de préparation à l’accouchement, les salons et les foires thématiques sur le bébé et sa maman ainsi que la plupart des livres de périnatalité à l’intention des familles abordent les intéressés avec des préceptes généralement constructifs et utiles pour une foule de choses. Ils sont comme qui dirait « de bon conseil ». L’époque est au savoir comment décorer, voyager, s’habiller, cuisiner. Cette vision est d’ailleurs contagieuse, toutes les sphères humaines ayant été contaminées. Les producteurs, les éditeurs, les diffuseurs, les promoteurs en tirent d’autant plus de bénéfices que le service en suggère un autre et nourrit sa propre pérennité. À « Comment faire une boîte à lunch » succède ainsi « Comment varier sa boîte à lunch » et ainsi de suite, même s’il est dans votre intention de manger à la cafétéria. La boucle utilitariste sans fin veille à colmater l’édification de la famille en préjugeant de ses besoins, mais non de ses sentiments d’incomplétude. Ce cycle indétrônable donne naissance à un interminable bottin de coups de pouce à adresser à des parents qui attendaient inconsciemment autre chose qu’une poignée de main. Ils ont appris quoi faire contre la fièvre, comment choisir un petit pot de viande bio ou installer le siège de sécurité dans l’auto (et encore!), mais ils perdurent toujours avec leurs peurs, des peurs pour lui, des peurs pour eux, car ils sentent d’instinct que les défis de la parentalité moderne dépassent largement le « How to ». Cette peur s’actualise le jour de la conception de leur bébé et s’achève à leur propre mort.

 

Les parents ont peur, on ne le dit pas assez. Leur désarroi est encore plus marqué lorsqu’il s’agit d’un premier enfant. La méconnaissance de la nature réelle de l’enfant à naître contribue à créer chez eux de la perplexité ou même des conduites irrationnelles. Sur leurs peurs, se bâtissent des occasions d’affaires, s’édifient des politiques d’État. Savoir comment consommer un service de garde répond à un besoin, mais ne résout en rien la nécessité de familiarisation du nouveau parent avec des patrons maternants et paternants. Quand faudra-t-il prendre le bébé? Quand faudra-t-il le laisser pleurer pour ne pas le gâter? Comment savoir s’il est normal? VRAIMENT normal?

 

Inscrites profondément dans la psyché des papas et des mamans, les attentes, les limites, les capacités des uns et des autres échappent à la recette du mieux-vivre. Malgré notre apparente efficacité sociale à tout prévoir, à tout articuler, à tout bricoler, à surgeler à demeure et à décongeler au besoin, les mécanismes en place ne réussissent absolument pas à contrer l’essentiel de l’imagination humaine.

 

L’angoisse du gardien de but au moment du penalty est le titre, joli et pénétrant, d’un film, celui-là peu connu de Wim Wenders. Il est néanmoins un bon point de départ pour jauger la dimension souterraine des parents. La peur de ne pas être à la hauteur au moment du grand dérangement est incommensurable.

 

Constatez vous-même : M. C. et Mme B., d’ordinaire intelligents, tous deux comptables de formation, ont basculé dans l’attente de bébé dans une autre dimension relationnelle que leurs proches ne leur connaissaient pas. Ils sont fous, évanescents, évangéliques, distraits, un peu plus agités. Ils ne décident plus comme avant, ne chiffrent plus les choses comme précédemment. Ils ont compartimenté leurs pensées, usé d’une fonction cérébrale moins rationnelle pour leur permettre d’aller au-devant de nouvelles fonctions.  Comme pédiatre, je leur accorde toute mon empathie. Avec le temps, ils retrouveront leur cerveau comptable. D’ici là, on doit leur permettre de se saouler de leur bébé.

 

La préparation de l'expérience parentale

Si les rencontres entre des pédiatres, ou des infirmières de pédiatrie, et des familles nouvellement enceintes se faisaient plus fréquentes, si on favorisait socialement ce type de services aux parents en émergence, si on les rendait matériellement disponibles, les sessions aborderaient les services de garde en termes d’accompagnement à la parentalité, non comme des ordonnances obligées de placement. « Voilà comment vous pourriez utiliser les services : c’est votre responsabilité d’y voir clair » et non « Voici les services auxquels vous devez souscrire : vous y avez droit. » Une compréhension plus intime et plus exacte de la réalité des enfants par les parents est décidément nécessaire avant l’établissement d’un agenda de garde. Par ricochet, ces rencontres professionnelles, doublées de sessions formatives après l’accouchement deviendraient ainsi le soutien nourricier favorisant la compétence parentale.

 

Notre ministère de la Famille a parrainé ou piloté des publications, parfois convenues, parfois exceptionnelles sur la garde des enfants. À ces publications, j’ai eu l’occasion de participer par le passé, notamment aux premières éditions de « Des enfants gardés en santé »/ « La santé des enfants en services éducatifs » et de « Des enfants en sécurité »/ « La sécurité des enfants en services éducatifs ». Ces guides de ressources, de services et de procédures adaptés annoncent, informent, éduquent sur la garde non parentale, la santé, la sécurité, l’intégration des enfants à la garderie. Ils s’adressent autant aux professionnels des services de garde qu’aux parents intéressés à se documenter sur la question. Globalement, ils font un excellent travail. L’enquête québécoise sur la qualité des services de garde éducatifs instituée par le même ministère déplorait d’ailleurs en conclusion le fait qu’autant d’outils intelligents n’aient pas encore mené vers l’excellence attendue la qualité d’ensemble de nos services de garde.

 

Il y a évidemment des raisons multiples à la chose, en commençant par la formation du personnel, le financement des locaux, la disponibilité des éducatrices, le salaire qu’on leur attribue et d’autres éléments plus ou moins influents qui tiennent de la pédagogie humaine. Mais parmi tous les facteurs en place, il ne faudrait pas négliger la profondeur et la complexité de la parentalité humaine. Elle échappe à la légèreté, elle échappe à la procédure. Elle profite de l’encadrement mais se replie devant  la non-réponse à ses questionnements comme un petit animal qui a peur. On dit des mères qu’elles se sentent coupables. Elles ne sont pas coupables, elles sont paniquées.

 

Tous les acteurs québécois ont déploré notre trop longue attente collective d’une véritable politique de la famille. Pour se voir intégrés auprès de tous et chacun, conseils parentaux en tous genres, matériel éducatif d’État ou d’entreprise, doivent s’enchâsser dans une vision plus soutenue de la famille à laquelle participe la garde non parentale, comme une continuité, non pas comme un impératif. La ministre de la Famille du Québec déclarait en octobre 2005 qu’elle voulait d’abord ouvrir les écoutilles des places avant de songer à la profondeur de la conciliation famille –travail. C’est ne rien comprendre à la parentalité humaine et surtout la discréditer que d’avoir de telles dispositions. Un fonctionnaire peut penser comme cela, pas un être de compassion. La ministre n’a pas craqué pour rien.

 

La vision d’un réseau de professionnels en tous genres agissant dans la continuité des politiques, pas toujours bêtes, au contraire, mais toujours trop lentes à s’actualiser, est le gage d’une véritable attitude sociale de magnification parentale, non de disposition tout usage des bébés. L’éducation du bon peuple aux véritables avantages et désavantages de la garde non parentale, grâce à des écoles de parents, des consultations individuelles en polyclinique ou en CLSC, des lignes 1-800, est un incontournable à mettre en place collectivement. Le réseau et les milieux, comme on les appelle, ont une responsabilité dans l’accueil au quotidien des nourrissons, de leurs mamans enceintes, de leurs papas fébriles.

 

Question de changer l’ambiance des castes de barbecues, ménageons donc la grossesse parentale, posons-lui les questions appropriées, équipons-la de ressources fondamentales et intégrables et non de bons de commandes pour le Toys’r us. Le simple fait d’inviter les mamans à tenir un journal de bord et de se donner l’occasion de réviser les techniques d’apaisement auxquelles elles ont recours avec leur bébé peut changer le monde des chambres à coucher, peut-être bien le monde tout court. La parentalité est décidément tout, sauf une occasion perverse de se dépouiller d’un enfant.

 

Mères enceintes, que votre narcissisme de circonstance vous nourrisse autant que votre bébé! Profitez-en bien, soyons rondes pour vous, soyons-le pour nous les hommes qui n’avons pas cette chance-là.

 

LUI. Vous voulez une bière?

 

ELLE. Non merci, je suis enceinte.

 

LUI. C’est formidable. C’est pour quand votre petit bébé?

 

ELLE. Le mois prochain. Vous ne remarquez rien?

 

LUI. Comme vous avez de gros seins...

 

ELLE. C’est pour mieux l’allaiter mon enfant.

 

SOURCES

 

Brazelton, T. B. À ce soir, dans Développement de l’enfant et engagement professionnel des mères. Collection « Les Grands Colloques », Paris, Éditions STH, 1992.

 

Brazelton, T.B. À ce soir... Concilier travail et vie de famille. Marabout, 1999.

 

Brazelton, T.B. et Greenspan, S.I. The Irreducible Needs of Chidren. Taduction française, Ce qu’un enfant doit avoir. Stock/Laurence Pernoud, 2001.

 

Marinopoulos, S. Dans l’intime des mères. Paris, Fayard, 2005.

 

Ministère de la Famille et de l’Enfance, collection « Petite Enfance », Les publications du Québec.

 

Missonier, S. Paul Ricœur, Daniel Stern et Rosemary’s baby : de l’identité narrative à l’enveloppe prénarrative, dans Récit, attachement et psychanalyse. Éditions Érès, 2005, p.103-120.

 

Rivest, C.  L’épreuve de l’abandon et l’état d’insécurité affective. Québec, Les éditions du Cram, 2005.

 

 

Derniere révision: février 2016

 

 

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