Notre parole

 

Éditoriaux / Enfants/Ados/Collectivité

 

 

 

TDAH

TDAH, adoption, malnutrition

2014

 

Par Jean-Francois Chicoine, pédiatre

Le monde est ailleurs, 17 juin 2014

 

Plusieurs auteurs ont rapporté la grande prévalence de troubles déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) chez les enfants issus de l’adoption internationale venus d’Haïti, d'Afrique, de Chine ou, plus souvent encore, d’Europe de l’est.

 

Le TDAH est un trouble neurobiologique qui touche normalement environ 5 à 8 % des enfants, en Amérique autant qu’en Europe, mais des données probantes ainsi que l’expérience clinique tendent à rapporter des taux cliniques 2 à 3 fois plus élevés chez les enfants adoptés dans le monde et, ce, selon les trajectoires de vie préadoptive ainsi que les conditions d’accueil dans les différents pays d’origine.

 

Les raisons de cet état de fait sont nombreuses et, bien que multifactorielles, faciles à apprécier.

 

Mentionnons principalement la forte composante héréditaire du trouble, l’exposition fœtale à l’alcool, à la cigarette et aux métaux lourd, le faible poids à la naissance, la souffrance néonatale en lien avec les conditions difficiles d’accouchement ainsi que le stress précoce vécu entre la mère abandonnante et l’institutionalisation.

 

Des atteintes dans la capacité d’attention, dans la soutenance de l’attention, dans la mémoire de travail, dans la vitesse de traitement de l’information, dans les fonctions dites exécutives comme l’inhibition, la flexibilité mentale et la planification sont observées chez les enfants et les adolescents souffrant d’un TDAH. En adoption internationale, le diagnostic est particulierement confondant, des troubles d’intégration sensorielle, de l’anxiété, des reviviscences traumatiques pouvant faire écrans aux signes et symptômes observés par les familles adoptives et les éducateurs.

 

D’où l’importance d’une évaluation pédiatrique compétente et psychologique contributive permettant d’éclairer les difficultés disciplinaires et académiques. Par exemple, un attachement insécurisé peut accompagner un TDAH. Autre exemple, des troubles de conduite attribués à une difficulté de mise en famille peuvent majoritairement s’expliquer par un TDAH plutôt que par un lien fragilisé.

 

Enfin, de tous les facteurs potentiellement en cause pour expliquer la prévalence du TDAH, l’un d’entre eux n’a pas encore été mentionné intentionnellement. Afin de lui donner toute son importance, on l'aura gardé pour la fin: et c’est la malnutrition protéinoénergétique précoce. 

 

À l’instar de ce qui est connu et bien décrit dans les écrits scientifiques, chez des enfants malnourris, et non-adoptés, de la Barbade, de la Jamaique ou du Guatemala, nous avons l’impression que c’est l’importance, le moment ou la durée de sa malnutrition préadoptive qui mettrait l’enfant adopté à grand risque de développer un TDAH. De fait, la malnutrition chronique, surtout lorsqu'elle survient avant l'age de deux ans, affecte le devenir psychologique des enfants avec ses effets déleteres mesurables dès les premieres années de l'adolescence. Adopté ou non, le jeune écolier de 10 à 14 ans ayant souffert de la faim dans ses premieres années de vie est à risque de présenter des problèmes interiorisés-tels que l'anxiété, la dépression et la mésestime de soi-et extériorisés- tels que l'hyperactivité et les troubles oppositionnels ainsi que plus de signes et symptomes attentionnels. Des déficits alimentaires spécifiques, comme le déficit en fer et l'anémie seraient également contributifs.

 

Les raisons de cet état de fait trouve partiellement leurs explications dans la recherche animale. Les chercheurs ont effectivement démontrés que les rats sous-alimentés précocément présentaient de particularités neuronales, du tissu qui supportent les neurones, les fameuses cellules gliales ainsi que des neuromediateurs cerebraux dont la dopamine et la serotonine. Les structures anatomiques atteintes se concentraient autour de l'hippocampe, dont l'importance est grande dans l'attention et la mémoire, ainsi que dans le cortex préfrontal. Les animaux ainsi observés presentaient des difficultés attentionnelles et des troubles mnésiques.

 

Pour sa part, le suivi d'enfants puis d'adolescents ayant souffert de malnutrition ou d'anémie prolongée a été associé à des troubles de la motricité fine, de la cognition, de l'attention, de la mémoire, des fonctions éxécutives dont la flexibilité mentale et la palnification ou meme un risque accru de dépression, voire parfois à des troubles de comportement ou de nature psychotique.

 

Attention donc.

 

Avant d’affirmer qu’un enfant souffre de ses blessures, de son adoption, de son « tremblement de terre » ou de ses liens avec ses parents ou ses pairs ou ses enseignants- ce qui est possible, là n'est pas la question, tout enfant adopté se construisant sur ses pertes- mais avant de lui imposer un long processus soi-disant psychothérapeutique, cherchez à savoir si son énergie et sa désorganisation ne viendraient pas plutôt, ou surtout, d’un trouble neurobiologique issu de ses carences ou de sa descendance, sinon, d’un autre trouble insuffisamment évalué coté audition, langage ou praxies.

 

Ce serait ainsi rendre justice à cet enfant, transcender son passé pour mieux le projeter dans son avenir.

 

Le cas échéant, des mesures concrètes et environnementales seront proposées pour amenuiser les manifestations du TDAH, ainsi que de la médication: Ritalin, Concerta, Biphentin, Adderall, Strattera, Vyvance et ainsi de suite. En Europe du nord et en Amérique du Nord, les populations d'enfants et d'adolescents adoptés recoivent ainsi plus souvent des molécules que leurs confreres et consoeurs d'accueil. Il n'y a pas de honte à ressentir à vis à vis la chose, ni de débat à nourrir. Le tout devant également s'accompagner de mesures psychoéducatives à la maison, en période de jeu ou à l'école, la médication n'aidant que partiellement à la presentation clinique ou quotidienne de l'enfant comme personne.

 

Le TDAH n'est pas une idée, c'est un fait.

 

Les enfants de l'adoption ont des droits. Parmi ceux-ci, l'accès à la science et à la médecine, comme tous les autres enfants. Et, ce, peu importe les scrupules et les doutes des parents, des sociétés et des pays qui les accueillent. L'adoption est une transgression de l'ordinaire biologique, elle ouvre la porte à un transhumanisme réparateur des négligences auquel participe la médication soulageante.

 

Heureusement, la très grande majorité des parents et des professionnels, voire des jeunes qui grandissent avec le trouble, considèrent que c'est une nouvelle chance la médication, pas une honte.

 

Réjouissons-nous donc.

 

SOURCES

 

Walker SP, Chang SM, Powell CA, Simonoff E, Grantham-McGregor SM. Early childhood stunting is associated with poor psychological functioning in late adolescence and effects are reduced by psychosocial stimulation. J Nutr. 2007;137:2464–9.

Croft C, Beckett C, Rutter M, Castle J, Colvert E, Groothues C, Hawkins A, Kreppner J, Stevens SE, Early adolescent outcomes of institutionnally-deprived and non-deprived adoptees J Child Psychiatry 2007: 48:31-44

My Lien N, Meyer K.K, Winick M. (1977) Early malnutrition and ‘’Late’’ adoption: a study of their effects on the development of Korean orphans adopted into American families. The American Journal of Clinical Nutrition 1977;30:1734-1739

Winick M, Meyer K.K, Harris R.C. (1975) Malnutrition and environmental enrichment by early adoption. Science 1975:1173-1175

Wachs T.D. (1995) Relation of Mild-to-Moderate malnutrition to human development : Correlational studies. J Nutr 1995;125(8):S2245-S2254

Fuglestad A.J, Lehmann A.E, Kroupina M.G, et al. (2008) Iron deficiency in International adoptees from Eastern Europe. J Pediatr 2008;153(2):272-277

Lindblad F, Weitoft G.R, Hjern A. (2010) ADHD in international adoptees : a national cohort study. Eur Child Adolesc Psychiatry 2010;19;37-44

Stevens S.E, Sonuga-Barke E.J.S, Kreppner J.M, et al. (2008) Innattention/Overactivity following early severe Institutional deprivation: Presentation and associations in early adolescence.J Abnorm Child Psychol 208;36:385-398

Waber DP, Eaglesfield D, Fitzmaurice GM, Bryce C, Harrison RH, Galler JR. (2011) Cognitive Impairment as a Mediator in the Developmental Pathway From Infant Malnutrition to Adolescent Depressive Symptoms in Barbadian Youth. J Dev Behav Pediatr. 2011;32:225–32.

Walker SP, Chang SM, Powell CA, Simonoff E, Grantham-McGregor SM. Early childhood stunting is associated with poor psychological functioning in late adolescence and effects are reduced by psychosocial stimulation. J Nutr. 2007;137:2464–9.Brown AS, Os JV, Driessens C, Hoek HW, Susser ES. Further evidence of relation between prenatal famine and major affective disorder. Am J Psychiatry. 2000;157:190–5

Galler JR, Ramsey FC. The influence of early malnutrition on subsequent behavioral development. VI. The role of the microenvironment of the household. Nutrition and Behavior. 1985;2:161–73

 

INTIMIDATION À L'ÉCOLE

Intimidation à l'école: les chèvres de M. Seguin

2012

 

Par Jean-François Chicoine, pédiatre, Québec, Canada

Adapté de "noir sur blanc"

Magazine Et vous par Joselito Michaud, Éditeur: TVA publications

Qc. janvier 2012

 

Noir ou blanc, jamais gris. Le gris n’arrange personne, ni la détresse des uns, ni la barbarie des autres. Pour contrer l’intimidation à l’école, les jeunes ont besoin de coudées plus franches, de parents qui n’ont pas peur de se commettre avec de l’amour, de la poigne et des valeurs, ainsi que d’adultes — tuteurs, profs ou citoyens — capables de porter à bout de bras le rôle civilisateur de l’éducation. Bref, ils ont besoin de gens comme vous.

 

Vous avez déjeuné avec votre enfant avant sa journée d’école, échangé sur le sens des choses, puis, sur le pas de la porte, vous l’avez embrassé tout en ébouriffant affectueusement ses cheveux. Maintenant que le glas a sonné, qu’allez-vous faire? Dans cette histoire d’intimidé et d’intimidateur, quel rôle de parent vous a-t-on donné, vous êtes-vous donné, vous donnera-t-on?

 

Des styles parentaux

Le parent débonnaire qui regarde son enfant s’éloigner en ruminant son malheur: «Je me demande bien qui va l’injurier, le blesser ou tabasser sa chair fraîche aujourd’hui?» Le parent sadique qui a abdiqué devant la méchanceté de son petit trésor: «Je me demande qui il va attaquer aujourd’hui, si ça va saigner en classe autant qu’au hockey hier soir?» Ou encore le parent rassembleur qui admet, somme toute, que ses doigts trempent plus ou moins dedans et qu’il est partie prenante de la solution: «Je trouve que les choses vont très mal, que l’école est une jungle sans animaux et que le chemin des écoliers est devenu celui des suppliciés. Je veux que ça cesse, immédiatement, alors voici ce que je vais faire...» Vous êtes ce parent-là, évidemment.

 

On ne tolère pas qu’ils battent ou se fassent battre, stipule la Convention relative aux droits de l’enfant. Limpide et fédérateur, ce traité a été signé par toutes les contrées du monde, sauf la Somalie, les États-Unis et… l’Alberta! C’est pourtant clair, non? Alors, fini l’entre-deux, le laisser-aller, le je-m’en-foutisme, le relativisme ou les bains-tourbillon entre adultes consentants. Le temps manque, les textos et les divorces prennent ce qu’il en reste, mais est-ce bien sensé que l’assistance parentale aux rencontres scolaires soit aussi feluette? Tandis que la calotte polaire fond, nos enfants se torturent. Et des générations d’ours et d’enfants coulent dorénavant sous nos yeux hébétés. C’est bête, non?

 

La sauvagerie

L’intimidation à l’école est la rencontre de deux solitudes qui font mal… et se font mal, devant un public prétendument mature qui assiste, distrait, complice ou médusé, au cirque de la vulgarité et du laxisme. Dans l’assistance, des adultes désenchantés s’indignent trop mollement du carnage: profs épuisés ou pas, il manque assurément d’encadrement et de repères teneur à l’école. D’autres réclament abusivement la pénitence des cancres: enfants épuisants ou pas, il manque décidément de psychoéducateurs et de bonnes manières à l’école. Enfin, c’est sans broncher que la plupart des adultes empereurs se délectent du carnage des chrétiens affaiblis par des gladiateurs sans balises. Intimidés et intimidateurs se retrouvent ainsi dans une arène scolaire où les grandes personnes se contentent d’applaudir à genoux. Les agressions pédiatriques seraient la faute à la société, au manque chronique d’argent et au «maudit Facebook». Ce n’est pas faux, mais c’est trop fragmentaire en tout cas pour contrer l’état de siège, le ketchup dans les casiers et les coups de pied dans les gosses. Il y a urgence d’agir contre la sauvagerie. Il faut dorénavant exiger des véritables coupables des cruautés enfantines qu’ils deviennent des personnes meilleures, et je parle ici de tous les adultes qui composent la société.

 

Des trajectoires familiales et des vies entières pourraient être épargnées si on intervenait tôt, avant la maternelle, sur les volcans violents ou assoupis et si on persistait à s’en mêler l’adolescence durant. Les recherches sont très éclairantes à ce sujet, mais on se contente de les faire, pas de les appliquer. Les jeunes ont besoin de contenance affective et de proximité avec les grands — parents, éducateurs, profs ou coachs — pour mieux se sécuriser, s’apaiser, s’attacher donc, et devenir des personnes plus cool, plus entraînantes. Ils ont aussi besoin d’avoir des limites structurantes, des choix à leur disposition et des conséquences logiques à leurs mauvaises décisions, pour pouvoir se sentir libres et encadrés, mieux s’autoréguler et devenir des personnes plus altruistes, plus morales. Si aimer, c’est s’autoriser, aimer c’est aussi autoriser l’autorité.

 

L’intimidation est une réciproque. D’une part, il y a l’insécurité affective de l’intimidé. Ses parents sont démunis, dépressifs, appauvris, en panne d’estime de soi. Ou encore, ils sont absents, insuffisamment chaleureux, peu encadrants, modernes quoi. Résultat: il est devenu un enfant fuyant, isolé, un p’tit cul triste ou un ado déprimé, parfois suicidaire, le contraire d’un champion. De lui, ou d’elle, on dit que c’est un «p’tit gros», un nerd à lunettes, un «fif» (peu importe qu’il soit homosexuel ou non), une «race», une salope, un loser, un «pissou» et un «fucké». Contre lui, il y a l’insécurité affective de l’intimidant, colérique, intempestif, intrusif et agressif, parfois assassin, dans la lignée d’une famille plus ou moins défaite. Sa seule façon d’apaiser sa rage est de faire souffrir les autres à la mesure de ses propres blessures. L’intimidant est un joker qui carbure à la honte en faisant le plein dans celle des autres. C’est un «câlisse», un «p’tit crisse», un maudit voleur, un menteur, un délinquant, un black (peu importe qu’il soit noir ou non) un junkie et un «fucké», encore un.

 

Puisque le dominé est convaincu de ne pas être une personne importante, valable ou utile, quand survient le dominant qui le méprise et le maltraite, l’intimidé jubile, conforté dans la piètre image qu’il a de lui-même. Le dominé est comme la chèvre de monsieur Seguin: il désobéit à son honneur dans l’espoir d’être mangé. Victime et bourreau vivent ainsi dans un curieux mutualisme, et c’est pourquoi l’intimidation perdure, antichambre des guerres d’adultes.

 

Pour faire autrement, parents et tuteurs doivent s’autoriser à aimer et à discipliner, sans coercition, dans l’amour inconditionnel. Au besoin, d’autres professionnels et groupes d’entraide doivent rappliquer et venir à leur secours, à la garderie, en classe, à la maison. À l’adolescence, le dialogue, le vrai, et la confiance mutuelle complètent la mise. L’idée de la précocité des jeunes est surfaite. Leur cerveau n’a pas fini de grandir et ils ont encore bien besoin de leurs «vieux» pour s’épanouir.

 

Et ce n’est pas parce qu’ils font la baboune qu’ils n’écoutent pas.

 

Tu, tu, tu

Mais dans la lutte à la violence ordinaire, les modèles à suivre ne sont pas légion. Cinquante pour cent des ménages écoutent toujours la télévision à table; à la rencontre scolaire où je vous ai convaincu d’aller, une enseignante était fabuleuse, l’autre était stressée, la troisième mâchait de la gomme et disait «aye», alors vous vous êtes senti impuissant et écœuré. Les adultes se conduisant de façon exemplaire se font rares depuis que nous nous sommes habitués aux tutoiements des réceptionnistes, aux profilages ethniques, aux vomissures des animateurs radio, aux salissures des politiciens, aux marie-couche-toi-là des téléréalités, aux first-person shooter des jeux vidéo, aux doigts d’honneur des automobilistes qui n’aiment pas les cyclistes, aux doigts d’honneur des cyclistes qui n’aiment pas les automobilistes, aux viols des pare-brise par les squeegees, aux vols de nos économies par les cravatés, enfin à toute cette merde non-stop, ces mauvaises manières soi-disant sacrées «nouvel art de vivre», ce monde de mal élevés que l’enfant en croissance se voit contraint d’imiter. En attendant de manger, ou d’être mangé.

 

«Monsieur Seguin n’avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres», écrit Alphonse Daudet. «Il les perdait toutes de la même façon: un beau matin, elles cassaient leur corde, s’en allaient dans la montagne, et là-haut le loup les mangeait.»

 

On voit ce que l’on gagne à vouloir être libre quand il n’y a pas l’amour.

 

 

PETIT DÉJEUNER EN FAMILLE

Déjeuner des écoliers: petit manifeste pour un retour à table

2010

 

Par Jean-François Chicoine, pédiatre

Extrait de : Petit manifeste pour un retour à table

Paru dans Chaud/froid , magazine Ricardo, aout 2010

Qc, 2010

 

Jean-Jacques Rousseau croyait que les enfants naissaient bons, mais que la société les rendait misérables. Les connaissances actuelles sur la croissance du cerveau nous apprennent que c’est exactement le contraire qui se produit. Le petit de l’homme est un animal agressif et égocentrique qui ne connaitrait rien des bonnes manières à table… si ce n’était de la présence apaisante et sécurisante des adultes.  

 

« Bien manger » et « bien donner à manger », ce n’est pas troquer la nourriture pour le nutriment, comme pour mieux survivre à sa propre mort. « Bien grandir » et « bien faire grandir » commence par une interaction à deux, à trois, puis en famille et finalement par le partage d’activités sociales, dont l’expérience de table fait définitivement partie. Les adultes parentaux ne peuvent pas se limiter à transmettre les bonnes proportions des bons aliments. Ils doivent aussi créer les conditions pour que l’enfant puisse découvrir par lui-même ce qu’il peut être lui, avant de se mesurer à d’autres.

 

D’où la catastrophe à annoncer. Dès qu’ils avalent des morceaux, de plus en plus de nourrissons sont dorénavant séparés de leur pèremères pour le repas du midi. Entre la télé à table, les heures décalées du souper et les retours de garde partagée, le repas du soir se trouve pour sa part trop souvent limité à du tricoté lousse. Mais surtout, la tendance nouvellement consacrée à ne plus petit-déjeuner à la maison vient rachever le bilan nourricier de la journée.

 

Au Québec, nombre d’écoliers sont en effet séparés dès le petit-déj, parce que dans leur quartier économiquement démuni, « les enfants ont faim ». La norme sociale voudrait que petit-déjeuner à l’école, sous prétexte de pauvreté collective, façonne dorénavant l’éducation de nos enfants. Comme dans les contes, les parents « pauvres » ne donneraient pas à manger à leurs enfants « pauvres » et il faudrait y pallier par une fausse bonne idée. Un petit déjeuner à la maison donne pourtant à tous les enfants l’envie de revenir chez eux le soir. L’attention qui peut être accordée à un enfant lors du petit-déj lui apporte des habiletés comportementales, une saine autonomie, une confiance ravivée en lui et un suprême sens de l’autre. À ce chapitre des valeurs, aucune famille ni aucun quartier ne devraient être discrédités.

 

Souvent je suis intervenu dans les médias pour clamer les droits des enfants à risque, dont celui de manger des protéines et des glucides chaque matin. Mais les pionniers de l’aide aux petits déjeuners, dont la volonté et l’amour des enfants ne sont pas en cause, savent à quel point je n’ai jamais pu partager leur engouement absolu pour précipiter autant de repas du matin en dehors du cercle familial. Tous les parents ne servent pas des crêpes avec du sirop d’érable, soit. Mais une majorité de parents peuvent être instruits et valorisés dans leurs compétences parentales. D’eux on attend qu’ils partagent un bout de comptoir, une toast, un verre de lait, un instant fondateur pour la journée… et qu’ils prévoient une pomme pour la route de leur progéniture. Infaisable?

 

Trop d’écoliers ne mangent pas le matin, c’est vrai. C’est une atteinte à des principes supérieurs d’équité. Mais pas des dizaines de milliers d’écoliers, et pas uniquement, ni obligatoirement, ceux de parents ou d’un voisinage financièrement défavorisés. Je n’arrive pas à adhérer au sentiment contagieux voulant que l’universalité des petits-déjeuners scolaires soit une victoire pour l’ordre social. Des familles à risques doivent être supportées, professionnellement, pas par charité, pas à la louche, mais par cuillérées. Qui sommes-nous pour juger massivement de leur niveau d’engagement auprès de leurs enfants? Avec pareil régime, c’est quasiment tout le Québec de la grande noirceur qu’on aurait jadis privé de cretons à domicile.

 

Parmi les solutions pour favoriser la cohérence des adultes : un coaching pour faire une épicerie avec un bon rapport qualité-prix, des cuisines collectives, des travailleuses sociales qui outillent, un lobbying pour attirer des épiceries dans les « mauvais » quartiers, bref de quoi rendre la gestion des petits-déjeuners en famille plus compréhensible et motivante. Les chercheurs en sciences sociales appellent cela « le sentiment de contrôle sur la destinée ».

 

Parmi les solutions pour soutenir le succès solaire des jeunes : des classes plus petites, des éducateurs en classe pour alléger les profs, suffisamment d’orthopédagogues et d’orthophonistes pour encadrer les troubles d’apprentissage, des repas gratuits le midi et, pour certains enfants, un petit en-cas du matin à l’école. Un yogourt gratuit, tout seul, dans une collectivité trop bruyante, et sans services professionnels individualisés pour y voir, ne prévient pas l’échec scolaire.

 

Manger en famille est un droit. Autant que faire se peut, ce n’est pas un privilège pour gosses de riche. Petit-déjeuner en famille, est une ultime ressource pour réenchanter le monde.

 

De TOUT le monde.

 



Dernière révision : janvier 2014

Retour