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Articles / Abandon, adoption, attachement

 

 

Photo LMEA Maman, enfant & nourrice, Vietnam 1994

 

 

CAPACITÉS DU FOETUS & DU NOUVEAU-NÉ/ ATTACHEMENT/ADOPTION

La langue maternelle

2014

 

Par Jean- François Chicoine, pédiatre

Le monde est ailleurs, mars 2014

 

Il n’est pas « une page blanche ». À peine il respire, disons l’affaire d’une douzaine d’heures, et déjà le bébé démontre de la curiosité pour la voix humaine : sa hauteur, son intensité, son timbre, ses accents rythmiques, tout cela l’interpelle. L’air de rien, bébé opère avec la musique et s’exerce discrètement à en reconnaitre la « petite musique ».

 

Il faut le voir tourner sa tête vers sa mère qu’il entend. Plus de 25 ans de pratique pédiatrique et ce mouvement du bébé m’impressionne encore. En design, c’est la beauté de la ligne qui compte. En pédiatrie, c’est pareil. 

 

On sait aussi qu’une voix haut placée va plaire davantage à bébé. Par exemple, une voix féminine et par-delà familière. Vous devinez laquelle : la voix maternelle.

 

Le fœtus entend par « en dedans »

Le fœtus acquière la capacité d’entendre vers la quinzième semaine de gestation, mais il faut lui donner encore un peu de temps pour que son système auditif soit mieux huilé.

 

C’est à  l’observer en échographie à ses 25 semaines qu’on constate plus aisément qu’il réagit aux sons d’une manière non aléatoire. Baigné dans le liquide amniotique, l'utérus lui sert de zone Wi-Fi en queqlue sorte. Dans son studio intra-utérin, bébé se connecte à la voix de sa mère de l’intérieur, « par en dedans ». Il entend l’essentiel de ses intonations, ainsi que ses battements de cœur de mère scandés de borborygmes intestinaux. Mais, il ne s’en tient pas qu’au repas de la veille, il écoute, vraiment, et on croit qu’il s’en émeut, pour vrai.

 

Parvenu à ses 32-34 semaines, il arrive à percevoir encore plus distinctement la voix maternelle, notamment quand sa mère converse ou encore quand elle chante. Au shower de bébé, au cours de préparation à l’accouchement, sur l’oreiller quand elle parle de lui à son papa, peu importe, partout il peut entendre sa mère. Il en a la capacité.

On pourrait dire que le fœtus est l’invité secret d’un ventre qui a l’air de tout, sauf d’une oreille.

 

Ses parents auraient avantage à tenir compte des capacités émergentes de l’enfant à venir, à ménager ses verts osselets des mots sales et des déclarations qui arrachent. Évidemment, le fœtus ne comprend pas encore la pragmatique du discours, mais il en suit la modulation. Il est forcé à la suivre, comme prisonnier dans son cocon. Par exemple, si sa mère laisse échapper un « maudit épais/sale con», ou « fuck va chier/va te faire foutre », il capte l’intonation, le volume, voudrait bien se boucher les oreilles, mais n’y arrive pas, l’utérus étant en soi une caisse de résonnance, mais plus encore, une caisse qui le rend captif de l’entendu. Le stress qui découle des altercations risque de lui creer de réels dommages.

Ca parait fou, comme ca, mais c'est comme ca: les mots cassants le cassent.

 

Une leçon de choses

De ses capacités fabuleuses, on peut néanmoins faire une leçon de choses. Suffit de savoir qu’un fœtus mémorise, sans en comprendre le sens, des extraits d’histoires racontées par sa mère. Ces morceaux bien choisis pourraient ultérieurement l’apaiser quand elle les lui racontera après sa naissance, en l’allaitant, en le berçant, en le collant.

« À qui le beau bébé...? À sa maman ! »

 

Dans les deux derniers mois de grossesse, la maturation du fœtus lui permet également de mémoriser un air de musique. « L’air et la chanson », c’est comme ça qu’on dit?

 

Vous pouvez lui mettre un peu de jazz ou de classique dans les semaines qui précèdent l’accouchement et, plus tard, bébé s’y retrouvera sans difficulté. En recouvrant la mélodie ou la rythmique apprivoisée, il manifestera son intérêt, et se calmera. Du coup, on pense même qu’il pourrait ainsi améliorer son attention auditive. Une bonne attention auditive favorise également le développement du vocabulaire et de la prononciation. Déjà, on apppelle ainsi la vie avec le langage.

 

Il entend par « en dehors »

La technologie n'est pas tout. Dans une moindre mesure, le futur bébé entend aussi la musique de la voix maternelle « par en dehors », à travers la colonne sonore extérieure à sa communion fœto-maternelle. La bonne vieille plomberie !

 

Du coup, le fœtus va perçevoir d’autres voix humaines que celle de sa mère ainsi que des bruits de l’environnement, comme celui du tonnerre. De fait, on est dans l’utérus comme dans une bibliothèque ou une église, presque dans le silence sinon pour la voix de la bibliothécaire ou d’une grenouille de bénitier, mais jamais tout à fait à l’abri de quelqu’un qui part à tousser.

 

Diane Daviault, linguiste, rappelle que le liquide amniotique filtre les sons aigus et qu’hormis la voix haute de sa mère, les seuls sons extérieurs perçus par le fœtus sont plutôt forts et plutôt graves. Le rooter ventral a de ces caprices au moins aussi puissants que ceux de la vraie technologie.

 

Au papa d’en profiter.

 

Par le cornet acoustique abdominal, le fœtus peut donc découvrir d’une manière privilégiée la voix grave de son père. On dirait que c’est fait pour : puisque papa a une voix plus grave que maman, du moins c’est à espérer, lui aussi est entendu, presque en primeur. Pour les mêmes raisons, un p’tit frère ou une p’tite sœur qui voudrait communiquer avec « le bébé de maman » à travers le ventre maternel, devraient être invités à imiter le cri profond du hibou plutôt que les piaillements aigus des pinsons.

 

J’avoue mon ignorance en la matière, mais j’ai lu quelque part que l’imitation du cri grave de l’autruche ou du babouin male conviendrait également parfaitement. Ce n’est pas faute de ne pas avoir tenté l’expérience : au zoo, l’autre jour, je suis resté planqué une heure devant une autruche dans l’espoir de l’entendre crier. Pas un cri, pourtant. Silence absolu jusqu’à ce que j’aie à expliquer à un gardien intrigué par mon attente que je m’adonnais à des essais intra-utérins.

 

La continuité sonore

Après la naissance, l’entrainement sonore continue. À peine dégrisé de l’accouchement, le nouveau-né aguerri remet vite son ouïe à l’exercice. Après le toucher et le système vestibulaire, l'ouie est l'un des sens les plus fondateurs de l'existence humaine.

 

« Pas possible, encore ELLE! », se dit-il, « la vie continue au bout du tunnel...»

 

Et il s’en réjouit. La prédictibilité de l’univers est sécurisante pour un nourrisson. La constance le rassure. Il en va ainsi de la répétitivité des gestes, de la familiarité des visages autant que de la continuité des sons. Entendre du pareil au même concoure ainsi à éloigner le nouveau-né de sa peur originelle. Apaiser, apaiser, apaiser, c’est beaucoup cela les premiers mois, c’est presque juste cela le mot d’ordre des adultes parentaux appelés à la plus noble des nobles tâches : construire le cerveau d’un petit autre et, ce, en commençant par la mise à contribution de tous les sens. Bien sollicitée, l’ouïe, à l’instar du toucher, de la vue et de toute la machinerie humaine destinée à mieux percevoir du monde, est donc l’un des rouages du grand chantier de l’apaisement qui va permettre le sain parcours développemental.

 

La voix maternelle, la voie.

 

À l'air libre

Frais sorti au soleil, le bébé sait distinguer la voix apprivoisée de sa mère de naissance parmi au moins cinq autres voix féminines- la voix de l’obstétricienne, la voix de l’infirmière, la voix sa grande sœur, la voix sa grand-mère venue s’en faire une fierté ainsi que la voix de la livreuse de fleur. Il préfère la musicalité de la voix de la sienne de mère d’entre toutes ces voix de femmes. Quand ELLE lui parle, il tourne d’ailleurs sa tête vers ELLE, tandis que sa fréquence cardiaque ralentit.

 

Les mauvaises langues diront que bébé ne joue du cou que pour manger, mais c’est faux, les commères ont tort, bébé n’est pas un chat ni un écureuil, il se tourne pour l’entendre ELLE. Sa mémoire vocale est indépendante de la fonction de nourrissage. Elle est autre, originale, autonome. Preuve biorythmique : quand une voix inconnue s’adresse à son petit être, son cœur n’en fait pas de cas. Dans ses premiers jours de vie, bébé n’a qu’une seule sirène. Elle chante, il plonge.

« Je la reconnais. Le monde est prévisible.»

 

Des chercheurs ont ainsi observé qu’à deux jours de vie, un nouveau-né pleure lorsque sa mère lui parle une langue étrangère et sait retrouver son calme quand elle revient à sa langue intrautérine.

 

Si le nouveau-né perd sa sirène- par exemple maman meurt, sa mère l’abandonne- il met des heures à en accueillir une autre, nourrice, mère d’accueil ou mère adoptive.

Autre cas de figure : si le nouveau-né croupit, négligé, privé de sens et de mère substitutive, au fin fond d’un orphelinat, il se perd dans son propre océan intérieur, sans voix pour le rappeler à la vie.

« Je suis perdu. Le monde n'est pas prévisible.J'ai peur. »

 

Changement d'ELLE

La maman qui parle au nouveau-né dès la salle d’accouchement favorise conséquemment une astucieuse continuité entre le liquide amniotique et l’air libre, un accordage sonore en quelque sorte, sécurisant, apaisant- j’insiste.

 

Pour sa part, la maman qui, elle, adopte un bébé non encore initié à sa voix se doit de tenir compte de la rupture tonale imposée par le passage. Elle se doit d’imaginer la blessure et la consternation du bébé forcé à changer de cassette à la naissance ou dans ses premiers mois de vie. Elle se doit d’anticiper un trop-plein de pleurs, malgré les dispositions de sa voix de sirène/mouette rematernante douce, aiguë et chaleureuse. Le piano à quatre mains, la peinture à l’huile, le plongeon olympique, c’est beau, bien beau, mais ça prend un peu de pratique. La simplicité du lien mère-enfant ne le rend pas moins compliqué : c’est un construit auquel appartient la mélodie des mots.

 

La maman adoptive doit se donner un peu de lousse, le temps que le bébé nouveau l’autorise à devenir ELLE.

 

 

ADOPTION/ ADOPTEPARENTALITÉ

La blessure de déception: une abandonnite aigue

2013

 

Par Johanne Lemieux, travailleuse sociale, Qc, Canada

 

Extrait adapté de La normalité adoptive, Éditions Québec Amérique, Qc, Canada 2013

 

 

Tous les êtres humains envisagent l’avenir à partir de la réalité de leur passé. Par exemple, une femme trompée par de nombreux amoureux aura beaucoup de difficulté à croire à l’amour, à l’engagement sincère ; elle hésitera à faire à nouveau confiance. Une personne âgée qui a vécu la grande dépression des années 1930 gardera toujours son bas de laine sous son matelas, plutôt que de déposer son argent à la banque.

 

Au moment de son adoption, un enfant a déjà vécu à au moins deux endroits, et souvent beaucoup plus : avec sa mère biologique et ensuite dans un ou plusieurs milieux substituts. Dans sa courte vie, il s’est habitué à des donneurs de soins, peut-être attaché à eux, puis il a été arraché à tous ses milieux de vie. Le voilà maintenant dans un nouvel endroit inconnu ! En se disant que le passé est garant de l’avenir, il croira que ce n’est que temporaire, comme les autres fois. Il y a donc un décalage énorme entre, d’une part, l’engagement et la certitude du parent, pour qui il est absolument certain que l’enfant demeurera « toujours » avec lui, et d’autre part la perception de l’enfant, qui s’attend à repartir bientôt !

 

La peur de décevoir

La grande majorité des adoptés, grands ou petits, démontrent une sensibilité extrême face à toute situation qui leur fait craindre une forme de rejet ou pire, un risque d’abandon. Même si cette peur est bien réelle, elle cache une peur encore plus primitive et moins bien comprise en adoption : la peur de décevoir. Car il faut saisir que le sentiment de déception est, selon la perception de l’enfant, l’élément déclencheur de la décision que le parent biologique a prise de quitter l’enfant, de s’en séparer définitivement.

 

Pensons-y bien : dans la chaîne des évènements ayant conduit un parent biologique à prendre cette douloureuse décision pour lui-même et pour l’enfant, il y a eu un moment avant celui de la séparation définitive, un moment qui a duré quelques minutes, quelques heures, des jours ou des semaines. Un moment où le parent a fait un choix plus ou moins éclairé et volontaire, selon les circonstances ; le choix déchirant de ne pas prendre soin de cet enfant pour toujours, de ne pas en faire SON enfant pour toujours, de ne pas le choisir pour qu’il fasse partie de son monde, de sa vie, de sa famille actuelle ou future. Ce choix s’est sans doute fait en pensant à l’avenir de cet enfant, du moins dans la majorité des cas, puisque le parent biologique ne pouvait pas assurer lui-même cet avenir.

 

La nature a prévu des mécanismes adaptatifs pour que l’enfant s’ajuste jusqu’à un certain point aux réactions de son donneur de soins. Or ce sont ces mêmes mécanismes, si utiles en temps normal, qui peuvent déformer la perception de la réalité chez le bébé ou le jeune enfant.

 

Durant ce moment où il était encore physiquement à proximité de son parent, n’est-il pas plausible que l’enfant, même petit et fragile, ait perçu de la déception ? Bien entendu, le parent était d’abord déçu de lui-même, parce qu’il n’avait pas ce qu’il fallait, physiquement ou psychologiquement, pour assumer son rôle de protecteur et de pourvoyeur. Mais il y avait une perception encore plus lourde à assumer pour le bébé ou le jeune enfant : la sensation d’avoir déçu son parent… « Je ne devais pas être assez belle, assez bien, assez bonne, assez importante, assez précieuse, assez valable, assez compétente pour qu’on me laisse ainsi. J’ai dû vraiment décevoir mes parents. » Puis, après avoir perçu cette déception, sont arrivés la séparation et le sentiment d’avoir été abandonné, et ce, même si ce n’était pas l’intention du parent biologique. Le parent biologique n’a pas voulu blesser cet enfant ; au contraire, dans la majorité des cas, il a voulu le sauver.

 

En tant qu’adultes, nous pouvons rationaliser ce geste, le comprendre jusqu’à un certain point et être profondément empathiques à la souffrance de ce parent. En tant qu’adultes, nous pouvons parfaitement saisir les enjeux et surtout le fait que l’enfant n’a rien choisi, rien décidé, et que ce n’est absolument pas sa faute. Aucun bébé ne mérite un tel sort, peu importe sa beauté ou sa laideur, son sexe, son état de santé, ses besoins ou son comportement.

 

Mais voilà : le bébé humain n’est pas outillé pour saisir les raisons d’adultes ayant motivé la séparation. Pourquoi ? Parce que l’immense majorité des bébés humains n’ont pas à vivre cela. La nature n’a donc pas prévu un programme instinctif pour faire face avec sérénité à cette possibilité.

 

C’est ainsi que la blessure de déception est inscrite dans la mémoire procédurale du bébé comme le prélude d’un évènement très dramatique. Il a donc enregistré que le non-soulagement de ses besoins, de ses douleurs, peut mener jusqu’à un abandon possible, voire même probable parce que déjà vécu dans le passé.

 

Décevoir, c’est risquer d’être rejeté.

L’enfant sait comment agir pour se sentir compétent et apte à garder son parent à proximité en cas de détresse, ou simplement en vue de partager de bons moments avec lui. Si l’enfant utilise ses compétences et que l’adulte réagit positivement, l’enfant conclura qu’il est compétent, valable, important. Il conclura qu’il plaît à son parent. Au contraire si, malgré tous ces efforts, les réactions de son parent ne sont pas positives ou pire, si le parent disparaît, le bébé conclura qu’il déplaît profondément à son parent. Or déplaire, c’est décevoir. Et décevoir, c’est risquer d’être rejeté.

 

Des adultes adoptés très jeunes au Québec et ayant vécu dans des familles aimantes, où ils ont tissé des liens d’attachement forts et sincères avec leurs parents, témoignent pourtant régulièrement de cette peur constante de décevoir, puis d’être abandonnés. Ils font des rêves récurrents où une personne chère ne vient jamais plus les chercher à l’école, après le travail, etc. Tout refus ou toute forme de critique, même constructive, sont vécus comme un blâme, un rejet, une déception dangereuse.

 

Certains ont de la difficulté à faire confiance et jouent les « indépendants » : « je ne m’attache pas, donc je n’aurai pas mal ». D’autres n’arrivent pas à vivre une relation amoureuse durable, car devant l’intensité de l’intimité, ils préfèrent partir tout de suite plutôt que de prendre le risque d’être un jour laissé par l’autre. Ne soyez pas dérouté si votre enfant vous demande sans cesse si vous l’aimez, ou s’il est exagérément terrorisé lorsque vous le disputez, même pour une petite faute.

 

De fait, les enfants adoptés sont fragiles et anxieux devant tout changement : déménagement, changement de garderie, changement de chambre, séparation des parents, etc. Il faut donc constamment se mettre dans leur peau et saisir que pour eux, rien n’est permanent. Il faut leur répéter encore et encore que notre amour est inconditionnel, faire la différence entre d’une part ce comportement que l’on ne veut pas, que l’on n’aime pas et d’autre part lui, l’enfant, que l’on aime malgré ses petits écarts de conduite. Il est important de maintenir une grande stabilité dans nos habitudes de vie et dans notre couple, et aussi de conserver idéalement le même milieu de garde, la même école, la même maison.

 

Malgré de grandes améliorations et les efforts constants de leurs parents, plusieurs enfants adoptés garderont ces peurs, ainsi que les comportements qui les accompagnent.

 

ADOPTION/ ADOPTEPARENTALITÉ

La théorie des ponts ou pourquoi les enfants nouvellement adoptés provoquent leurs parents

2011


Par Johanne Lemieux, travailleuse sociale, Qc, Canada

& Jean-Francois Chicoine, pédiatre, Qc, Canada

 

Publication électronique, Le monde est ailleurs, Qc, Canada 2011


 

Au sein de sa formation en Adopteparentalité, la travailleuse sociale Johanne Lemieux utilise avec les parents adoptants et les intervenants en adoption plusieurs images pédagogiques, dont une théorie bien à elle : son « allégorie des ponts » qu'elle appelle aussi « la théorie des ponts ». Cette métaphore originale basée sur la théorie de l’attachement illustre bien les difficultés quotidiennes du passage de l’enfant d’un cycle de négligence/méfiance vers un cycle de confiance ultimement rendu possible par la mise en disponibilité d’une famille adoptive solide et chaleureuse.

 

 

 

Au Québec, en Belgique, au Luxembourg, en Suisse et en France, lorsqu’ils rencontrent des parents en pré et en postadoption, les intervenants utilisent maintenant, et couramment, cette fameuse « allégorie des ponts » afin de mieux outiller les familles adoptives aux difficultés de la vie commune avec un enfant forgé aux ruptures et aux blessures.

 

« J’adore cette théorie, écrit la maman de Raphaël sur le site WEB Notre parcours sur le chemin de l’adoption, elle m’a fait comprendre beaucoup de choses et je m’y suis raccrochée dans les moments vraiment difficiles avec Raphaël, les premiers mois, quand il refusait le sommeil… Il faut toujours la garder dans un petit coin de la tête, pour permettre à son enfant de vérifier la solidité du pont afin de pouvoir traverser en confiance… » Et le webmestre de lui répondre : « Les théories du Dr Chicoine et de Johanne Lemieux peuvent tout à fait convenir aux enfants tricotés sous la couette, ils s’adressent aux parents et les aident dans leur parentalité! »

 

Tant mieux si cette théorie convient à tous les enfants fragilisés par les ruptures. D’ailleurs, à travers les années, différentes versions de cette puissante allégorie pédagogique se sont mises à circuler. Et c’est excellent, car l’important, au bout du compte, c’est l’utilité incontestable du modèle dont nous rappelons ici la version originale, voire officielle.

 

La version « officielle », Johanne, c’est bien comme ça qu’on dit?

 

« Vintage », c’est cela, la version « vintage » de ton célébrissime trek au Népal!

 

Les passages de la vie: un trekking au Népal

Johanne Lemieux :  Imaginez que vous êtes en voyage, et plus exactement en trekking au Népal. Votre guide sherpa — celui-là même qui est chargé de vous aider, de vous guider, de vous faire traverser sans danger les torrents, les canyons et les chemins escarpés — vous fait traverser un premier, puis un deuxième et, enfin, un troisième pont de cordes… 

 

On se rappellera que pour se développer normalement, un enfant a besoin de s’attacher profondément et solidement à au moins un adulte capable de prendre soin de lui et de répondre à ses besoins et, ce, afin de lui faire traverser avec confiance et sécurité toute la période de son enfance. Les besoins que l’enfant exprime, par exemple ceux de la faim, de la soif, du froid, de la douleur, de la tristesse, de l’ennui, sont vécus par lui sous forme de « détresse ». La réponse adulte à la détresse doit idéalement être continue dans le temps et inscrite dans une trame de vie où l’enfant ressent un amour inconditionnel, solide et permanent. C’est la qualité de la réponse à la détresse par un adulte chaleureux qui va créer chez l’enfant la capacité d’attachement et lui donner le goût de faire confiance au monde extérieur.

 

Ainsi, la ou les personnes qui tissent la trame affective de l’enfant sont symboliquement des ponts qui aident l’enfant à traverser les étapes de sa vie, de son développement physique, affectif, social, langagier et cognitif, tout en assurant sa survie et sa confiance ultérieure en l'humanité.

 

Le vécu préadoptif : un trekking qui tourne mal

Johanne Lemieux :  Imaginez que tous les ponts en question, sans exception, se sont cassés, brisés et se sont écroulés sous vos pieds… Imaginez que vous êtes tombés et que vous vous êtes blessés à plusieurs reprises...

 

Les ponts de Johanne Lemieux sont des étapes de vie que l'enfant aura à franchir et qui vont lui permettre de grandir. Les neuf premiers mois passés dans le ventre de sa mère correspondent au premier pont. Après l'accouchement, l'enfant qui est abandonné effectue une première chute en bas du pont.

 

Inconsciemment, l'enfant va vouloir remonter sur le deuxième pont en se disant que la deuxième fois sera peut-être la bonne, qu'il pourra établir un lien de confiance avec une nouvelle personne, un lien d'attachement durable. Ce deuxième pont est vu comme un milieu substitut. « Il pourrait s'agir d'une famille d'accueil ou d'un orphelinat, écrit l’infirmière québécoise Johanne de Champlain. À un certain stade, l'enfant devient adoptable et nous, parents , sommes prêts à l'adopter. »

 

Préparer les parents en préadoption: le nième pont

Johanne Lemieux :  Imaginez, dans la foulée, que votre fameux sherpa vous promet, vous assure que le quatrième pont que vous devrez traverser est parfaitement solide. Vous êtes en pleine montagne, en plein milieu de nulle part, et vous savez que vous n’avez pas le choix : pour entrer au camp de base, il vous faudra traverser cette rivière. Mais vous êtes devenu méfiant, vous êtes blessé, voire traumatisé par tous ces ponts fragiles…On le serait à moins! 

 

En quelque sorte, ce nouveau pont d’or, « c’est le Golden Bridge, c'est-à-dire, nous ici en tant que futurs parents de cet enfant, écrit encore Johanne de Champlain. L'enfant est-il prêt à monter sur ce nouveau pont? Le pont brille de mille lumières. Il semble attrayant. Mais l'enfant est déjà tombé en bas du premier pont à sa naissance et il est normal qu'il soit porté à vérifier la solidité d'un nouveau pont avant de s'y aventurer. »

 

Johanne Lemieux : Qu’allez-vous faire cette fois devant l’invitation de votre sherpa? Lui faire entièrement confiance? Remettre votre vie entre ses mains? Sans même vous en méfier? Non, bien sûr! Cette fois, avant de vous y engager, vous allez vérifier la solidité du pont en l’inspectant vous-même dans ses moindres détails : au-dessous, par-dessus, vous allez tirer sur les cordes, brasser la structure avec force et violence, lancer de lourdes roches au milieu, sauter à pieds joints sur les côtés, puis revenir en courant afin d’observer avec anxiété ses réactions, sa stabilité. Bref, vous allez valider la résistance du pont. 

 

Les ruptures, les abandons, les négligences, voire la maltraitance subis par l’enfant avant son adoption sont autant de “trekkings de vie” qui ont mal tourné et qui expliquent bien sa résistance relative au pont d’or offert par ses parents adoptifs.

 

Johanne Lemieux :  Si le pont perd des morceaux, se déconstruit, se démantèle un peu, beaucoup, directement sous vos yeux, vous n’allez pas vous y engager. Vous allez peut-être même choisir de mettre le pont en pièces pour régler la situation une fois pour toute et imaginer ensuite un autre moyen de transport, plus garanti celui-là, pour arriver à destination : un bateau, par exemple. Un bateau, justement : c’est bien plus sécuritaire qu’un pont fragile! 

 

En pratique, les parents adoptants « savent », sinon « se doutent bien » que l’enfant nouvellement arrivé va vivre avec eux une période de testage au moment du placement en adoption. Mais la majorité des adoptants sous-estime nettement la longueur et l’intensité avec lesquelles l’enfant leur fera vivre cette période d’essais et d’erreurs. Des mois, des années…Trop souvent cette notion de « test » n’est restée que trop vaguement anticipée par les parents en attente, pas vraiment prise en compte dans leur quotidien. Conséquence de ce flou entretenu en postadoption : le parent continue à ne pas saisir ce qu’il a bien pu faire, lui, personnellement, et en personne, pour mériter tant d’oppositions ou de comportements désagréables de la part de son enfant. Il en prend ombrage, à tort : il a juste oublié qu’il était le nième pont.

 

Outiller les parents en postadoption: le pont passe-t-il le test?

Johanne Lemieux :  Par ailleurs, si le pont reste fort, souple et solide, malgré  vos tentatives répétées de le fragiliser, vous serez alors confiant, rassuré et vous ferez probablement le choix de vous y engager sans trop de peurs et, ce, malgré toutes vos mauvaises expériences passées. 

 

Derrière toi, mon sherpa, je te suis sur le pont!

 

La plupart des enfants adoptés chercheront cependant à tester le nouveau pont « papa et maman » durant plusieurs semaines ou plusieurs mois et, ce, selon leurs stratégies habituelles de survie, notamment par la lutte, la peur ou dans la fuite. L’amygdale cérébrale décharge des masses de cortisol comme pour se parer à un danger, à une agression. Il faut dire que jusqu’à maintenant, c’est cette réponse aux stresseurs environnementaux qui a permis aux enfants de survivre à l’adversité. Les enfants nouvellement adoptés n’ont pas la garantie que le danger n’est pas imminent. Leur cerveau limbique se met donc sur un pied d’alerte, comme à l’habitude.

 

La lutte, selon Johanne Lemieux : Non, vous ne m’aurez pas cette fois-ci, je n’embarque pas sur votre pont. Ici l’enfant se fait colérique, opposant, irritable, de caractère difficile, insatiable, inconsolable.

 

La peur, selon Johanne Lemieux : J’ai tellement peur que le pont tombe que je m’accroche désespérément à lui et je ne le quitte pas des yeux une seule minute ni de jour ni de nuit. Ici l’enfant se fait accaparant, angoissé, agité, toujours accroché à ses parents : il pleurera pour des riens et aura certainement des problèmes de sommeil.

 

La fuite, selon Johanne Lemieux : Je me conforme, je ne fais pas de vagues, je suis en observation, je suis en relation utilitaire avec ce pont et puis on verra bien. … Ici l’’enfant sera d’apparence calme, sociable, en apparence « facile », qui s’occupe et se console tout seul, qui ne demande pas grand-chose.

 

Si les nouveaux parents sont présents, calmes, empathiques, proactifs et répondent à toutes les petites manifestations de détresses avec patience, tendresse, fermeté; s’ils mettent de côté leur besoin de trouver un sens à leur vie et se concentrent plutôt sur les besoins de base de leur enfant; s’ils ne se laissent pas impressionner, ni ébranler par les tentatives de l’enfant de les fragiliser; s’ils n’y voient pas une preuve d’incompétence parentale ou une « preuve » du rejet de l’amour qu’ils offrent si généreusement à l’enfant ;  ils passeront le « test du pont ». Ils deviendront aux yeux et au cœur de l’enfant un pont solide, inébranlable, digne de confiance.  L’enfant décidera alors de remettre sa sécurité, sa vie entre les mains de ses nouveaux parents. Ce sera l’étape qui servira de base pour que l’enfant commence à ressentir de l’amour.

 

Si, par contre, les parents ne saisissent pas les enjeux cachés de ce testage,  s’ils interprètent ce « testing » comme de l’ingratitude, de la malice, des caprices, de la manipulation gratuite, de graves problèmes émotifs, des problèmes psychiatriques d’origines « génétiques » du coté de l'enfant ou comme, une guerre à gagner pour se faire obéir à tout prix ou comme une impossibilité conjoncturelle d’être vraiment aimé par l’enfant, ce dernier n’osera pas s’engager sur ce nouveau pont, aussi beau soit-il.

 

Un testage hors norme

Les enfants survivants aux ponts qui cassent, tombent et s’écroulent développent une profonde phobie des « ponts ». Chaque adulte rencontré dans un futur rapproché sera d’une part objet de convoitise, car l’enfant sait instinctivement qu’il est totalement vulnérable et qu’il a besoin d’un pont pour survivre et grandir, mais aussi, et d’autre part, source de peur, d’une immense méfiance.

 

Johanne Lemieux :Il faut dire que certains enfants plus fragilisés vont tester le pont parental avec une violence tout à fait spectaculaire. Un parent même, solide, qui n’aurait pas été prévenu peut facilement perdre plusieurs planches et avoir le ciment de ses piliers drôlement ébranlé. Mais le pire qui puisse arriver, c’est que le parent interprète ces comportements comme ayant été provoqués par lui-même, comme étant dirigés contre lui, contre sa propre personne, contre ses capacités de maman ou de papa.

 

« Viens dans mes bras… », dira-t-il à l'enfant prodigue. Chaque parent adoptif arrive ainsi dans la vie de l’enfant en lui offrant un pont solide, tendre, disponible, souple et fort. Chaque parent adoptif assure à l’enfant que ce pont ainsi dressé ne s’écroulera jamais. Un parent peut donc ne pas s’imaginer qu’un bébé ou un jeune enfant ne soit pas heureux, content et enthousiaste devant ce nouveau pont, tout neuf et tout beau. Un parent adoptif s’imagine que cet enfant s’engagera allégrement sur leur pont et profitera pleinement de la sécurité offerte avec tant d’amour et de générosité. Si par ignorance, le parent interprète les mauvais comportements comme un rejet affectif de la part de l’enfant, il risque fort de devenir réellement très fragile, de plus en plus démuni devant cet enfant devenu malgré tout le sien.

 

Qui pourrait alors blâmer l’enfant de ne pas vouloir marcher sur ce pont chancelant ?

 

Les ponts fragiles

Johanne Lemieux : Comme papa, comme maman, il faut parfois faire un peu de ménage émotif dans les matériaux de son propre pont. Si un enfant fragilisé peut ébranler un pont très solide, c'est encore plus facile pour lui d'ébranler un pont dont les planches auraient déjà été brisées par des expériences personnelles très pénibles. Sur ce, rappellez-vous mon adage préféré : "Les enfants existent pour finir d'élever les parents". Il faut parfois avoir l'humilité de réaliser que nous avons peut-être de vieilles blessures, de vieilles planches cassées qui ne sont pas très bien cicatrisées, et qui nous rendent plus vulnérables. Les comportements difficiles de nos enfants nous envoient parfois le message suivant : "Je veux vraiment t'aimer et te faire confiance mais, de grace, répare solidement tes blessures et je me sentirai confiant de m'engager sur ton pont".


Il faut donc prendre tous les moyens pour que l'adoption devienne enfin un trekking sécuritaire où l'enfant reprendra pleinement confiance en la vie. C'est une question d'apaisement, apaisement de l'amygdale, et de cheminement, cheminement sur le pont parental.


Le testage du pont à long terme

Même rassuré et engagé avec confiance sur le pont après plusieurs mois dans sa nouvelle famille, l’enfant demeure sa vie durant hypersensible à toutes les modifications, à tous les petits soubresauts physiques et émotifs éventuels du pont. Il suffit parfois d’un seul petit événement de la vie pour que tout se fragilise!

 

Johanne Lemieux : Ainsi, pour mieux valider l’apaisement que lui procure sa relation avec les adultes, l’enfant arrivera de tester à nouveau le pont à chaque fois qu’il percevra, à tort ou à raison, que le pont risque de s’écrouler.

 

Un papa trop souvent en voyage d’affaires, le décès d’un grand parent, un déménagement, une séparation, l’hospitalisation de la maman, l’entrée à l’école et même l’établissement de nouvelles règles dans la maison seront des occasions de « danger » potentiel dans la perception que l’enfant se fera des événements  Par des comportements anxieux et opposants, l’enfant brassera le pont très fort à nouveau, puis observera si l’amour inconditionnel est toujours là; si papa et maman continuent de répondre à sa détresse malgré son attitude intempestive.

 

Pour conclure sur les ponts

Parents, pour devenir et surtout demeurer un pont solide où l'enfant aura le goût de marcher, d'aimer et de grandir, il faut vous souvenir de plusieurs choses :

 

… Qu’il faut tout faire en son pouvoir pour comprendre les blessures invisibles de votre enfant en lisant sur les difficultés d'attachement, en parlant avec d'autres parents adoptifs,  en allant à des conférences, à des formations, en naviguant sur le WEB, en consultant des experts de la question! Plus vous serez outillé et compétent à interpréter les enjeux qui se cachent sous les comportements quotidiens de votre enfant, plus vous deviendrez un pont solide heureux et efficace sur lequel votre enfant aura le goût de s'investir pour la vie, sa vie.

 

… Qu’il faut parfois faire un peu de ménage émotif dans les matériaux de son propre pont! Si un enfant fragilisé peut ébranler un pont très solide, imaginez combien il est pour lui facile d'ébranler un pont dont les planches auraient déjà été brisées par des expériences personnelles très pénibles…

 

… Qu’il ne faut surtout pas hésiter à consulter un intervenant formé en postadoption qui pourra vous « coacher », le temps que s’installe les compétences parentales adaptées à la détresse de l’enfant et l’expérience parentale qui vient avec le temps et le sentiment d’avoir réussi son test de parentalité. Le défi du parent sera de bien examiner votre pont avec humilité et courage, en laissant son égo de côté pour ne pas hésiter à le consolider régulièrement et selon les aléas de la vie.

 

C'est ainsi que chaque parent adoptif arrive dans la vie de l'enfant en lui offrant un pont solide, tendre, disponible, souple et fort. Ce pont, le parent le dresse avec tout l'amour du monde.  Ce pont, le parent assure à l’enfant qu’il ne s'écroulera jamais. À priori, un nouveau parent par adoption ne peut donc pas s'imaginer qu'un bébé ou un jeune enfant ne soit pas heureux, content et enthousiaste devant un pont tout neuf et tout beau. Mais voilà, la réalité est tout autre. Vous la connaissez maintenant Vous savez qu''il faudra plus que des mots, aussi sincères soient-ils, pour que l'enfant croie profondément à la solidité du pont parental. Il faudra oser être solide en actions, en gestes, en fermeté et en caresse pendant des heures, des jours et des années!

 

Bienvenue sur la planète de l'adoption où, consolez-vous, vous n'êtes pas seuls ! Et où avec les bons outils, non seulement on peut être un pont solide, mais également un pont heureux et comblé!

 

SOURCES

 

Lemieux. Johanne La theorie des ponts, Adopteparentalité 2002

 

Lemieux, Johanne L'adoption Internationale : Démystifier le rêve pour mieux vivre la réalité LMEA, Qc, 2006

 

De Champlain, J L’instauration du lien d’adoption Colloque Regards sur la diversité des familles, Conseil de la famille et de l’enfance, Qc 2005

 

 


ATTACHEMENT

L'invention de l'attachomètre

2006

 

Par Johanne Lemieux, travailleuse sociale & Jean-François Chicoine, pédiatre

 

Extrait de: Les troubles de l'attachement en adoption internationale
Le Journal des professionnels de l'enfance, France, 2006

 

Croyez-nous, rien n’a été plus simple depuis le monolithe de Kubrick : à l’instar de l’hygromètre ou du thermomètre, il y a maintenant notre attachomètre. On peut concevoir l’attachomètre comme un instrument de mesure virtuel facilitant la visualisation des besoins par les parents et l’identification des réalités diagnostiques par les professionnels appelés à intervenir face à une pathologie infiniment complexe. C’est un outil clinique et éducatif.

 

À l’extrême gauche de l’instrument, imaginez une zone de bonne santé mentale, notre zone verte. Avec de bons conseils adaptés à la parentalité adoptive, l’enfant sécurisé ou au style légèrement insécure pourra finalement se trouver parfaitement ou assez confortable au sein de sa famille adoptive. Pour cet enfant, père et mère ne deviennent pas uniquement des objets de sécurité mais des sujets de sécurité qui contrôlent sainement sa vie et assurent l’entièreté des décisions concernant sa santé, son développement et l’émergence de ses talents. Même si certaines décisions d’adulte peuvent lui déplaire, il est assez en confiance pour ne pas requestionner la motivation sous-jacente de ses parents ni leur intention de le conduire vers le meilleur. Il prend plaisir à se laisser prendre dans les bras, il sait regarder avec la profondeur intensité, il sait s’abandonner, se soucier de l’autre, interagir, bref, malgré ses incertitudes plus ou moins grandes, il est en parfait état de marcher.

 

À mesure qu’on se déplace vers la droite de l’attachomètre, apparaît ce que nous présentons aux parents adoptifs comme notre zone jaune .Les enfants qui s’y trouvent ont souffert plus ou plus longtemps que les autres, dans l’utérus maternel, en famille biologique, d’accueil ou à l’orphelinat. Ce sont souvent des enfants grands de 18 mois et plus ayant expérimentés plusieurs ruptures ou des soins inhumains. Dans cette zone maladive, les petits sumos, solos ou les petits velcros, c’est selon, mèneront la vie dure à leurs parents. Par exemple, ils se mettront souvent en colère, refuseront toujours d’obéir aux demandes de l’adulte, seront souvent malveillants ou vindicatifs, distingueront mal qu’ils font du mal aux autres. Ils sont si anxieux qu’ils n’arrivent plus à fonctionner au quotidien. Les mécanismes qui leur ont permis de survivre sans adultes aux commandes resurgissent. Ils se transforment en petit terroriste de maison et prennent tous les moyens pour obtenir ce qu’ils identifient comme essentiel pour leur propre survie. Pour les familles, un « entretien » nécessaire est sophistiqué. L’’encadrement professionnel est ici essentiel.

 

En poursuivant votre route sur l’attachomètre, vous vous rendez à l’extrémité droite dans la zone rouge, une zone de pathologie mentale où les trois styles d’attachement se font de véritables caricatures des autres zones. Les symptômes et les signes sont poussés à l’extrême. L’enfant malade ne réalise pas sa souffrance et la souffrance qu’il impose aux autres; il vole, agresse, ment, manipule, escroque. On parle alors de troubles de l’attachement proprement dit, au sens pathologique du terme, un état nécessitant des soins continus et complexes. Nous avons bien dit des soins : ici la seule mise en famille saine ne suffit pas plus qu’un excellente diète ne parviendrait à contrôler seule un diabète sévère. La colère du Sumo est devenue trop destructrice; le Solo s’est tant replié sur lui-même qu’il s’est mis en danger; le Velcro démontre des troubles anxieux si envahissants qu’ils se rapprochent des syndromes post-traumatiques aigues. Les chercheurs et les cliniciens emploieront parfois, en sus des précédente, la terminologie descriptive d’attachement « désorganisé ». À cette étape inquiétante, rares sont les enfants qui ne présente qu’un seul diagnostic clinique.

 

La majorité des familles qui réabandonnent l’enfant adopté à l’étranger le font en raison de troubles de l’attachement. Au Canada, elles représentent entre 3 et 5 % des familles adoptives.

 

 

ATTACHEMENT

L'histoire de Marie

2003

 

Par Johanne Lemieux, travailleuse sociale, Jean-Francois Chicoine, pédiatre & Patricia Germain, infirmière

 

Extrait de: L’enfant adopté dans le monde en quinze chapitres et demi
Les Éditions de l’Hôpital Ste-Justine, Québec, Canada, 2003

Dernière révision : 2005

Par Le monde est ailleurs, Québec, Canada

Source : http://www.meanomadis.com

 

Marie a 35 ans lorsqu’elle part en Thaïlande chercher son premier enfant qu’elle nommera Nicolas. Son conjoint est un peu plus âgé qu’elle, et déjà père de deux filles adultes nées d’une première union. Enseignante en technique infirmière, Marie se sent tout à fait préparée à accueillir et à aimer un enfant éventuellement malade, insécure, et avec de petits retards de développement.

 

Le dossier Thaïlandais rapporte en effet que Nicolas a été trouvé dans une rue du quartier Patpong de Bangkok, maigre et très sale. Après deux ans en institution, sa santé serait par ailleurs très bonne. Il a actuellement 3 ans et demi. Les premiers contacts à l’orphelinat se passent plutôt mal pour Marie. Nicolas n’a d’yeux et de bras que pour son nouveau papa. Il refuse de regarder Marie, de se laisser toucher ou approcher par elle. Marie trouve cela un peu difficile, mais se raisonne : « cet enfant est en choc, a le droit de choisir une première figure de sécurité. Avec amour, patience et surtout avec le retour à la maison, tout rentrera dans l’ordre. »

 

Après six mois de congé parental, Marie n’est plus que l’ombre d’elle-même. De nature optimiste, joviale et énergique ,elle est devenue insomniaque, irritable et carrément dépressive. La déception, l’impuissance et la confusion ont envahi sa vie. Elle croit qu’elle est devenue folle, elle croit qu’elle est une mauvaise personne car son fils tant espéré et attendu refuse encore tout contact avec elle, alors qu’avec son mari et tous les autres adultes, il est affectueux, coquin et rieur, malgré ses crises de colères et son côté très accaparant. Pire encore, Nicolas « tolère » sa présence lorsque son conjoint ou un autre adulte est dans la même pièce mais devient agité, violent et totalement hors contrôle lorsqu’elle se retrouve seule avec lui dans la maison. Jacques, son mari, commence même à douter des paroles et de la santé mentale de sa conjointe. Qui est donc cette femme qui parle en des termes si effrayants de cet enfant si adorable ?

 

Pour Marie une seule explication : elle a forcé le destin, elle n’aurait jamais dû être mère, et c’est la vie qui l’a puni. Pour Marie une seule solution : quitter son conjoint et Nicolas, ils seront bien plus heureux sans elle. Jusqu’à la révélation.

 

Une amie invite Marie à une conférence donnée par un psychologue qui décrit ce que sont les désordres de l’attachement chez les enfants placés en famille d’accueil ou en adoption : le rejet parfois violent d’une nouvelle figure maternelle ,et ce peu importe les merveilleuses attitudes parentales , la tendance de l’enfant à la triangulation, c’est à dire diviser les adultes pour mieux contrôler son environnement. Dès l’entracte, Marie a déjà pris rendez-vous avec cet « ange tombé du ciel » comme elle se plaira à le dire.

 

Après 4 mois d’application de techniques favorisant l’attachement, avec moult conseils éducatifs spécifiques aussi renforcés par le papa, Nicolas accepte tranquillement des petits contacts physiques avec maman, de brefs contacts visuels. Surtout ne fait plus de crises violentes lorsque Marie est seule avec lui. La maison triste est redevenue une maison joyeuse. Le psychologue a averti le couple du caractère fragile à court terme de ces améliorations, des régressions et des rechutes possibles. Il a assuré à la famille son soutien au besoin et la possibilité d’entreprendre dans les mois qui vont suivre une thérapie directement avec l’enfant, et en leur présence.

 

Marie a ainsi appris qu’elle n’était ni folle, ni punie par le destin.

 

 

 

PRÉADOPTION
Vous etes adoptés en Tanzanie

2003

 

Par Johanne Lemieux, travailleuse sociale, Jean-Francois Chicoine, pédiatre & Patricia Germain, infirmière

 

Extrait de: L’enfant adopté dans le monde en quinze chapitres et dem

Éditions de l’hôpital Sainte-Justine, Québec, Canada, 2003

Dernière révision : 2006

Par Le monde est ailleurs, Québec, Canada

Source :http://www.meanomadis.com

 

L’arrivée à l’aéroport peut faire vivre beaucoup d’insécurité à l’enfant. La famille et les amis sont tous là en grand nombre, quand ce ne sont pas les médias appelés pour transmettre la bonne nouvelle de la journée. Pour les parents adoptants, la famille élargie et les amis intimes sont à la fois une grande source de soutien et une grande source de stress. Une grossesse adoptive n’offre pas les repères attendus, ce qui rend les membres de la famille souvent mal à l’aise et maladroits.

 

Pour éviter leurs débordements, légitimes mais inutiles, gardez l’enfant dans vos bras et demandez à la famille de ne pas le prendre. Il faut tenir compte des besoins de l’enfant. Il y a une hiérarchie à respecter dans l’attachement. On imagine d’ici la tête frustrée de la mamma italienne en attente d’un petit-fils russe! Difficile donc de dire aux grands-parents d’être euphoriques, mais de ne pas enlacer bébé. Fatigué ou pas fatigué, il est de votre responsabilité de protéger cet enfant, LE VÔTRE, et de faire en sorte qu’il se sente en sécurité. Si la tâche est trop difficile, vous pourrez toujours dire que vous avez lu un excellent livre sur l’adoption dans lequel il est suggéré d’être “un peu sauvage ” au retour.

 

Imaginez. Rien qu’un peu…

 

Votre nom est Julie ou Simon, et vous avez 14 mois. La Direction de la protection de la jeunesse du Québec vous a déclaré adoptable, car votre mère n’a pas les capacités nécessaires pour assurer votre sécurité et votre développement. Les travailleurs sociaux vous cherchent une famille adoptive québécoise depuis six mois, mais sans succès. Une famille tanzanienne accepte de vous adopter, car ils ont toujours rêvé d’avoir un enfant blanc : ils sont si mignons !

 

Vous prenez l’avion avec une escorte et arrivez très fatigué, 20 heures plus tard, à l’aéroport de Dar Es-Salam, pour y découvrir enfin votre nouvelle famille. Deux dames en robe longue de couleur mauve s’approchent avec un homme en robe longue de couleur orange. Ils ont la peau très très noire et les dents très très blanches. Et ils n’ont pas de cheveux ! Ils ont de grands bijoux autour du cou et dans leurs longues oreilles. Avec eux, il y a quatre enfants avec la peau aussi noire et les dents aussi blanches… Que pensez-vous d’eux ?

 

L’escorte qui parle français doit repartir par le même avion et vous laisse là. Quelles sont vos émotions ? À l’aéroport, une foule bruyante composée de toute la tribu massaï chante, danse et fait de la musique pour vous accueillir. Êtes-vous touché et heureux ? Plusieurs personnes que vous ne connaissez pas, des enfants, des personnes âgées, des adultes, viennent près de vous, vous touchent, vous parlent. Comment vous sentez-vous ? Quelles sont les réactions de votre corps ? Avez-vous envie de rire ? De pleurer ? De vous laisser faire ? De vous sauver ? De dormir ? De vomir ? Les nouvelles mamans et le nouveau papa vous parlent en massaï. Comment savez-vous s’ils sont gentils ou non ? Comment comprenez-vous ce qu’ils veulent que vous fassiez ? Le soir même, ils vous servent un plat typique : l’engurma, une bouillie composée de haricots avec une tasse de sang de vache bien chaud. Quelle est votre réaction ?

 

La première nuit, on vous fait dormir dans leur maison, nommée “ enyang ”, sur un tapis à même le sol. Il y a des bruits inconnus qui viennent de la savane, il fait très chaud et très noir. Comment dormez-vous ? Le lendemain matin, une de vos nouvelles mamans jette votre T-shirt et vos pantalons. Elle vous habille avec une robe massaï nommée “rubeka ”, vous rase les cheveux et vous met un joli bijou de tête, comme vos frères et sœurs

.

Êtes-vous reconnaissant et vous trouvez-vous beau ?

 

Quelques jours plus tard, une personne parlant français vous demande si vous êtes enfin heureux d’avoir une nouvelle famille : que lui répondez-vous ?

 

 

ADOPTION/ ADOPTEPARENTALITÉ

Le piège de la lune de miel

2002

 

Par Johanne Lemieux, travailleuse sociale

 

Extrait du recueil : L’adoption internationale : Démystifier le rêve pour mieux vivre la réalité 

Le monde est ailleurs, Qc., Canada 2002

Dernière révision : 14 décembre 2011

 

Parfois les premiers jours se passent de façon remarquablement facile.  L'enfant est calme, docile, semble heureux.  Tout est parfait et les parents sont aux anges. Ils pensent que la partie est gagnée, que l’enfant et eux sont inconditionnellement faits l'un pour l'autre et que cela va toujours continuer ainsi.  Bien sûr, c'est vrai, dans certains cas.  Mais la plupart du temps…

 

La plupart du temps, ce moment magique est une courte période que l'on appelle dans les milieux cliniques : la lune de miel.  L'enfant a peur qu'on le rejette, alors il se conforme exactement à ce que ses nouveaux parents attendent de lui. 

 

Puis, quand il commence à sentir l'attachement à ses parents venir en lui, il entre ensuite dans la période de testage. Là, le tableau change du tout au tout : il devient parfois insupportable, continuellement opposant.  Inconsciemment l'enfant se dit quelque chose qui ressemble à ceci : « ils disent qu'ils m'aiment, mais m'aimeront-ils encore si je casse mes jouets, si je crie, je pleure et si je refuse leur affection? » 

 

Cette période de testage peut durer des jours, des semaines ou littéralement des années, avec ses périodes de rémission.  Après quelque temps, quand il sent que la situation est permanente, stable et que ses parents l'aimeront pour toujours, peu importe comment il est, les crises s’amenuisent enfin.

 

Malheureusement dans certains, quand les blessures ou les traumatismes affectifs antérieurs auront été trop intenses, l'enfant ne se sentira jamais pleinement rassuré par sa famille. Le lien d’attachement, ce sentiment d’être sécurisé, sera toujours fragile.  Les parents auront beau répéter des mots tendres, des gestes d'affection, l'enfant n'intégrera rien, comme un seau sans fond. Il aura toujours soif, même avec toute l'eau du monde.  C’est alors qu’il y aura risque d'épuisement des parents.

 

On les comprend : ils n’arrivent pas à se sentir « adoptés » par l'enfant.

 

 

 

Photo LMEA Orphelins à Santiago, Chili 2000

 

 

 

Photo Hind Belarbi/LMEA Orphelins à Casa, Maroc 2004

 

 

 

Photo LMEA Orphelins à Guatemala City, Guatemala 2000

 

 

 

 

Dernière révision: avril 2014

 

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